Ça faisait bien trente-quatre ans qu'il travaillait au Marché Chartrand & Fils quand il s'était fait mettre à la porte.
Cela dit, il s'appelait Romuald Lamothe. C'était un grand chauve au dos voûté qui n'en finissait pas d'être dégradé d'un poste à l'autre depuis deux ans en raison de sa lenteur et de sa toux chronique. Le patron, Jean-Michel Chartrand, était un alcoolique notoire qui prenait des décisions chaotiques. Il aimait voir la peur dans le visage de ses employés. Ce n'est pas tant l'argent qui l'intéressait que l'exercice de l'autorité.
Et d'autorité, Chartrand, qui avait l'allure d'un farfadet, fit passer Romuald du poste de commis des fruits et légumes à celui de commis à l'emballage, aux caisses. Puis Romuald passa des caisses à l'entrepôt, de nuit, avec des heures coupées pour lui faire sentir qu'il était désormais de trop.
Évidemment, concédons que Romuald n'était plus présentable pour travailler avec le public. Il n'était pas très propre de sa personne. Il ne se coupait jamais ses longs poils de nez recouverts de flegme. Il puait un peu puisqu'il portait les mêmes pantalons toute la semaine sans les laver.
Néanmoins c'était un coup dur à porter à Romuald que de le congédier après trente-quatre ans de mauvais mais très loyaux services.
-Mon père t'a enduré pendant trente-deux ans sacrament! lui déclara Monsieur-Jean-Michel-Chartrand-lui-même dans son bureau. À c't'heure que c'est moé qui est boss, j'ferai pas d'mon épicerie l'Armée du Salut... Tu tousses, tu t'laves pas pis tu pues... La comptable va préparer ton bleu. Prends toutes tes affaires pis décrisse Romuald... Décrisse, hostie, j'suis plus capable de t'voir la face!
Romuald s'était immédiatement mis à pleurer. Il était tombé à ses pieds et l'avait imploré de ne pas le congédier.
-J'ai rien qu'icitte pour vivre Monsieur Jean-Michel! brailla Romuald aux pieds de son boss. Qu'est-cé que j'va's devenir, hein? Pensez à ma femme pis à mes enfants! Y'a personne qui va vouloir m'engager à mon âge! Eurf! Eurf!
Et il toussa encore quelques coups.
-Eurf! Eurf! Eurrrf!
Monsieur-Jean-Michel-Chartrand-lui-même était un peu embarrassé parce que la conversation avait lieu devant trois ou quatre employés qui attendaient des ordres quelconques.
Chartrand avait beau avoir une roche à la place du coeur qu'il fallait parfois faire contre mauvaise fortune bon coeur - ou quelque truc du genre...
-Bon... Ok Romuald... Tu viendras laver les toilettes pis les planchers le mardi soir... C'est le plus que j'peux t'donner: huit heures... Pour le reste, va falloir que tu regardes ailleurs... C'est mon dernier mot.
-Oh! mille marcis Monsieur Jean-Michel! Eurf! Eurf! Mille marcis! Eurf! Eurf!
C'est ainsi que Romuald devint préposé au ménage après avoir été congédié. Le boss le payait en-d'sour d'la table comme on dit.
N'allez pas croire que Romuald était tout à fait dénué d'orgueil.
Il avait longuement médité sa revanche.
Tous les mardis, après avoir bien récuré les bols de toilette, Romuald montait dans le bureau du boss pour changer les sacs à poubelle et passer un coup d'aspirateur.
Romuald se vengeait en ne remettant jamais à la même place les lunettes de lecture de Monsieur Jean-Michel. Les mettait-il à droite, sur son bureau de travail, qu'il les retrouvait le lendemain sur le bord de la fenêtre ou bien près du télécopieur.
-Y'où c'qu'i' sont mes tabarnaks de lunettes! prit coutume de dire Chartrand. Va falloir que j'me les accroche dans l'cou saint-chrême!!!
ÉPILOGUE
Il y a longtemps que le Marché Chartrand & Fils a été démoli. Cela se passait il y a de cela une vingtaine d'années, ouais.
Chartrand est mort. Romuald aussi.
Comme quoi la vie est trop courte pour se faire chier ici-bas.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire