dimanche 13 septembre 2009

L'éducation selon feu mon père



Feu mon père a terminé l'école en huitième année. Il aurait aimé poursuivre ses études mais il provenait d'une famille de dix-huit enfants. L'école, c'était un luxe. Le travail, c'était la norme.

Mon père est né à Sainte-Luce-sur-Mer, dans le comté de la Mitis, et a grandi à Sayabec au début de la Crise économique, dans les années '30. Il est mort d'un cancer au milieu des années '90.

Il m'en a conté des vertes et des pas mûres sur ses premières années dans le fin fond de la vallée de la rivière Matapédia. Dix-huit enfants entassés dans une maison sans isolation. La promiscuité. La violence et l'alcoolisme du grand-père. Adrienne Létourneau, ma grand-mère indienne anishnabée de St-Régis, avec son chalet sur la réserve d'Akwasasné, mariée vieille fille à vingt-huit ans, trois jours après le décès de la première femme d'Éloi, mon grand-père, surnommé par mon père le Vieux Pirate...

Ils se sont donc repartis une deuxième couvée de Bouchard. Mon père fût l'aîné du deuxième lit, avec six frères et soeurs qui le précédèrent.

Dix-huit enfants... C'est du monde à 'a messe en sacrement!

Les bébés en couches. Le linge qui sèche dans la maison. Au menu: de la morue, du navet, des patates, de la mélasse.

-On mangeait tout l'temps d'la morue, des patates, d'la soupe aux roches* pis des beurrées à 'a m'lasse! disait souvent mon père. Tout l'temps! On avait pas l'choix, y'avait rien qu'ça.

L'hiver, il leur arrivait d'aller à l'école à tour de rôle puisqu'ils n'avaient que deux ou trois paires de botterlots pour toute la bande, c'est-à-dire des bottes de cahoutchouc, portées l'été comme l'hiver, bien que l'été ils pouvaient aller pieds nus.

L'électricité n'était pas encore arrivée dans le coin. Ni les droits de la personne.

On disait aux petits Bouchard de rester à la maison quand c'était le temps de faire la photo de fin d'année à l'école. Ils étaient trop sales et avaient de sales gueules d'indigènes.

À l'école, on leur enseignait que les Sauvages étaient des démons qui massacraient les bons prêtres venus leur faire contracter la gale, la variole et les Évangiles. Alors, pour survivre, ils cachaient leurs plumes...

Mon père a appris à apprendre que les Bouchard étaient des Normands de Normandie et qu'on n'était pas du tout Sauvages...

En fait, sa propre mère est une Anishnabée/Algonquine née à St-Régis. Elle a vécu sur la réserve d'Akwasasné. Quant à mon grand-père, il était probablement d'ascendance micmac, comme la plupart des gens du Bas du Fleuve, des Métis qui s'ignorent. D'où son mariage avec une Sauvagesse...

Quoi qu'il en soit, mon père était tout de même un Sauvage.

Mais pas un barbare.

Il s'intéressait à tout. Il lisait frénétiquement tous les livres d'histoire qui tombaient entre ses mains, avec la certitude d'avoir fait reculer une fois de plus les limites de l'ignorance.

Mon père était en quelque sorte un homme des Lumières.

Il croyait au Progrès, à la Démocratie et en la Justice. C'était un Rouge, au sens libéral du terme, mais mieux encore un anarchiste en son genre.

Son héros s'appelait T.D. Bouchard, fondateur du journal Le Clairon de Saint-Hyacinthe, promoteur des droits de la femme, ennemi juré de Maurice L. Duplessis. Il portait aussi en haute estime Louis Riel. Chez-nous, c'était donc T.D. Bouchard et Louis Riel qui l'emportaient sur Papineau et Ti-Poil.

Pour mon père, Duplessis représentait tout ce qu'il y a de plus vil et de plus mesquin dans la société québécoise. Il détestait viscéralement l'Union Nationale et toutes ces minis ordures crypto-mussoliniennes qui gravitaient autour du Cheuf de Twois-Wivièwes.

-Pendant qu'les Anglais apprenaient à lire pis à écrire, nous autres, sacrament, on apprenait l'histoire pis le p'tit catéchisme! Y'avait pas d'électricité jusqu'au début des années cinquante à Sayabec! Ça prenait-tu un tabarnak de plein d'marde pour dire qu'l'éducation c'est comme la boisson, qu'y'en a qui supportent pas ça? L'ignorance, c'est fini ça mon gars... Prends-toé pas rien qu'des bandes dessinées à la bibliothèque... Prends-toé des livres sur toutes sortes de sujets... Renseigne-toé... Lis des livres sur l'histoire, la chimie, les inventions, les personnages célèbres, les dates pis toutes sortes d'affaires de même! Un gars qui sait rien, i' s'fait écraser dans 'a vie. Mais si t'es pas un niaiseux, que t'es renseigné sur toutes sortes d'affaires, ben tu vas être riche mon gars. Parsonne pourra quoi qu'ce soit contre toé! L'éducation, hostie, c't'un bouclier. Un bouclier pour s'protéger des crosseurs pis d'ceusses qui voudraient que l'peuple soye à genoux! Un homme ça meurt rien qu'une fois. Marche tout l'temps la tête haute mon gars. Laisse-toé pas piler su' 'es pieds! Lis des livres pis r'garde e'l'monde drette dans 'es yeux, comme un homme! La seule affaire qu'les riches peuvent pas acheter, c'est d'l'éducation pis d'la culture! Apprends mon gars, apprends! Pis tu vas vouère... I' vont tous finir par te respecter les crosseurs pis les charôgnes!

Après ces sages enseignements de mon père, j'allais évidemment vider la bibliothèque. Avec un certain talent même. J'ai remporté plusieurs années de suite le prix du jeune garçon qui sortait le plus de livres de la bibliothèque municipale. J'ai dû gagner les récits d'Edgar Allan Poe ou bien quelques monographies utiles et désagréables.

J'ai lu à m'en arracher les yeux, soirs et matins, pendant des années, tout ça parce que mon père aurait aimé poursuivre ses études. Il les poursuivait à travers moi et à travers mon frère aîné déjà rendu au collège. Quant à mes deux autres frères, moins bons à l'école, il leur donnait pour exemple Maurice Richard. Et ils devinrent, comme de raison, d'excellents joueurs de hockey.

Bon, eh bien c'est assez pour aujourd'hui.

Je n'ai plus du tout envie d'écrire.

Kwey! (Bonne journée en anishbabé/algonquin.)

*Soupe aux roches: soupe aux navets...

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