Cette histoire s'est passée le 31 décembre 1992, à la veille du Jour de l'An.
François se sentait bien seul en attendant le début de sa session d'hiver au département de littérature de son université. Tous ses camarades étaient partis depuis le début de décembre.
Ce grand maigre aux épaules voûtées ne connaissait personne dans cette ville, ou si peu que cela ne valait pas la peine d'en parler. C'est à peine s'il avait discuté avec le commis du dépanneur où il travaillait pour payer ses études. Ils n'avaient rien à partager ensemble. Le commis fantasmait sur les gros chars et François préférait les films de répertoire. Ils étaient à mille lieues de s'entendre et de s'apprécier. François ne lui en voulait pas pour autant mais n'était pas du genre à se taper du AC/DC accompagné de sachets de phencyclidine, communément appelée PCP, une drogue de cheval qui rendait à moitié fou.
Pour remédier à ce sentiment prenant de solitude, François buvait comme une éponge aussi souvent qu'il le pouvait.
François se nourrissait essentiellement d'oeufs à la coque, de pâtes alimentaires et de sauce aux tomates. La bière, le vin et autres spiritueux occupaient la majeure partie de l'espace dans son frigo. Quelques grammes de marijuana traînaient aussi dans le tiroir de sa table de chevet mais il n'était pas du genre à en abuser. Un petit joint lui suffisait. Parfois deux. Rarement trois.
Or, c'était le 31 décembre et François n'en pouvait plus de se saouler tout fin seul entre quatre murs.
Il lui fallait donc partir à l'aventure, c'est-à-dire se rendre au centre-ville pour fêter l'arrivée de la nouvelle année comme s'il était comme tout le monde.
François se fit des réserves avant de quitter son appartement. Il emporta deux ou trois petits joints, au cas où ça lui prendrait de planer, ainsi qu'un bon flasque de vodka qu'il tenait au congélateur depuis trois mois. Dans de telles conditions, la vodka devient tout à fait sirupeuse et coule dans la gorge comme si c'était du miel froid. Un pur délice qui permet aussi de dévisser sa tête.
De gros flocons de neige tombaient sur la ville qui semblait désertée par tout un chacun. Les trottoirs n'étaient pas déblayés. C'était comme si les employés attitrés au déneigement étaient tous en congé. Qu'importe! François avait de quoi se donner du courage. Il but une large rasade de vodka à même son flasque puis s'alluma un joint.
Une femme portant un épais manteau de fourrure blanche survint derrière lui et le prit par le bras.
-Heu oui? lui demanda François, surprit par cette manoeuvre d'accostage.
-J'm'ennuie, lui dit la femme. Tu t'en vas où?
-Au centre-ville...
-J'peux-tu y aller avec toé? lui demanda-t-elle, en lui faisant des yeux de biche éplorée.
-Bien sûr... Pourquoi pas?
Il ne s'étonna pas de lui avoir fait cette réponse. D'abord, la femme n'était pas laide du tout. Elle avait de beaux yeux, même si elle avait l'air louche. On aurait pu croire qu'elle était la soeur d'Alannah Myles en plus petit et en plus joufflu. De plus, elle sentait bon. Quelque chose comme le patchouli. Certainement pas la vanille, cette fragrance que François détestait par-dessus tout lorsqu'elle émanait de la peau d'une femme.
La belle inconnue appuya sa tête contre le bras de François qui lui passa le joint.
-Mon chum m'a crissé là ce soir... C'est pas vrai que j'vais rester t'u' seule ce soir...
-Hum... acquiesça François, en se demandant déjà s'il avait pris sa douche et s'il portait des sous-vêtements présentables.
-Tu m'offres un drink au bar?
-Bien sûr... Je m'en vais au bar Le Guet-Apens...
-Ah oui... dit-elle en faisant un peu la moue. Un bar d'artistes... T'es pas gay j'espère?
-Non. Pas une miette.
-Tant mieux parce que si j'ai envie de baiser ensuite, tu serais peut-être de mon goût... T'es grand pis moé j'aime pas les ti-bouttes... Ça fait plus viril un grand... Plus homme...
Il n'en fallait pas plus pour que François sente quelque chose se gonfler dans son pantalon. Deux ou trois secondes passèrent comme un éclair. Puis il se surprit à joindre ses lèvres à celles de l'inconnue. Quelques secondes passèrent encore et voilà qu'ils se roulaient une pelle en se pognant les fesses.
-T'embrasses bien mon coquin... C'est quoi ton nom?
-François... Et toi?
-Moi? C'est sans importance... Appelle-moi Cassandra...
Cassandra était devenue joyeuse et se mit à chanter des airs de Ginette Reno et de Céline Dion tout en tenant fermement François par le bras.
Quand je m'endors contre tout corps
Alors je n'ai plus de doute
L'amour existe encoooore...
François s'en sentit tout ému. Elle chantait comme un ange, Cassandra. Une telle voix ne pouvait provenir que du paradis. Cette veille du Jour de l'An tenait presque du miracle. Tu marches sur la rue, une belle inconnue te tombe dessus, elle te roule une pelle en te pognant les fesses et elle te chante l'amour existe encore... Ah! que la vie est belle et remplie de surprises!
-Avant d'aller au Guet-Apens tu pourrais-tu me passer vingt piastres mon lapin? J'arrêterais chez une de mes chums pour lui acheter de quoi me réveiller... J'ai pas dormi de la nuitte à cause de ma chicane avec mon chum... Si j'ai pas d'quoi pour me réveiller tu vas devoir baiser avec une morte... j'aime autant te l'dire... C'est rare que j'fais d'la poudre mais là, honnêtement, j'ai pas l'choix... C'est la veille du Jour de l'An après tout? Pis j'ai vraiment, mais vraiment, envie d'tripper avec toé... T'es mon Bon Samaritain François. Le sais-tu? J'vais t'remettre ton vingt piastres, mon grand François d'amour, promis, juré, craché...
Cassandra cracha par terre en faisant un signe de croix sur les lèvres de François. Puis elle lui caressa subrepticement le menton pour qu'il acquiesce à la faveur qu'elle lui demandait.
-Bien sûr... Bien sûr...
François lui tendit un billet de vingt dollars.
-Merci Frank... T'es bin blood... J'te r'vaudrai ça...
-Ok... C'est où qu'elle demeure ta copine?
-Pas loin d'ici... Seulement, va falloir que tu m'attendes dehors... Elle ne te connaît pas et elle ne voudra pas me vendre si elle te voit avec moi... Ça sera pas long. Juste un zip zap pis j'reviens entre tes mains mon lapin... Ok?
-Ok, bredouilla François qui se voyait déjà en train de libérer un puissant jet de liquide séminal dans la matrice de la belle inconnue.
Ils se rendirent au coin des rues St-Philippe et Ste-Élisabeth. Cassandra lui dit d'attendre devant pour que sa copine ne se doute pas qu'il était avec elle. Elle irait la voir en prenant la sortie de derrière. Rien de plus normal quoi. On n'achète pas de la drogue comme si l'on allait au dépanneur.
Cassandra tourna le coin de la rue et François la perdit de vue.
Il attendit cinq minutes. Puis dix minutes. Puis vingt minutes. À la trentième minute, François se rendit compte qu'il venait de se faire rouler dans la farine comme le dernier des idiots. Il ne savait pas dans quel appartement habitait la copine de Cassandra et il lui semblait évident qu'elle venait tout simplement de profiter de lui. Les belles inconnues ne vous abordent jamais comme ça dans la rue sans avoir quelque chose derrière la tête... Comment avait-il pu être si naïf?
François rebroussa chemin en fumant un deuxième joint pour se calmer les nerfs.
Ses sous-vêtements étaient un peu collant. La salope l'avait tellement allumé que le pauvre François avait libéré du liquide pré-séminal dans ses shorts.
Plutôt que d'aller au Guet-Apens, François prit le chemin du retour.
Il n'avait plus envie de fêter.
Il avait juste l'envie de boire jusqu'à plus soif et de maudire l'humanité.
***
Speedy avait mis Vivre dans la nuit sur son tourne-disque et il le faisait jouer en boucle. Il se sentait romantique. Enfin! Il voulait que Cassandra croie qu'il l'était.
Cassandra, qui s'appelait en fait Manon, était déjà entre les bras de Speedy, un hostie de trou du cul toujours défoncé qui venait tout juste de sortir du Village de Nathalie, surnom que l'on accole à la prison de Trois-Rivières dans le milieu du crime.
Les gros criminels étaient envoyés dans les établissements fédéraux. Le Village de Nathalie c'était pour ceux qui ne paient pas leurs tickets de contraventions et ceux qui volent des paquets de gomme au dépanneur. Speedy avait plutôt volé des bouteilles de parfum pour les revendre. Ce qui faisait tout de même partie de l'ordre des menus larcins commis par de petits toxicomanes sans envergure.
-Comment t'as fait pour acheter ta poudre Manon? Snifff! Est bonne en christ! Oua!
-Snifff! Ooooh! J'suis allé chez Ti-Oui... Il a accepté de me l'faire pour vingt piastres... J'vais lui devoir un autre vingt piastres cette semaine... Va falloir que j'm'active sacrament!
-T'avais pas une cent tantôt...
-J'ai trouvé un pigeon sur la rue... Il m'a donné vingt piastres parce qu'i' pensait que j'allais baiser avec... Un grand christ de maigre qui avait l'air d'un tapette... Snifff! Ouaaa!
-T'es une hostie d'salope toé! Snifff! Ayoye!
-Peut-être... Mais ça fitte bien avec un trou d'cul... Plains-toi pas. T'as d'quoi pour sniffer pis moé aussi.
-Tu sais c'que j'aurais l'goût d'faire?
-Me fourrer dans l'cul, j'suppose?
-En plein ça! Check comme chu bandé! AAAArrrg!
-Mon hostie d'cochon toé! Enwèye prends-moé mon tabarnak!
-Tiens ma calice! Tiens! fit-il de solides coups de bassin.
-Arrrg! J'aime ça mon hostie d'cochon! Ah! Aaah! Aaaaah! Heurrrrg! Aaah!
-Ah! Ciboire! Calice! Tabarnak! Aaarg!
***
François était saoul et gelé tight. L'année 1993 était débutée depuis quatorze minutes.
A Love Supreme de John Coltrane résonnait dans son appartement miteux de la paroisse Sainte-Cécile.
Il n'avait rien de trouvé de mieux à faire que de griffonner du papier, comme il le faisait toujours pour se prouver qu'il était bien plus un homme de lettres qu'un étudiant en littérature. Il allait publier ça dans la petite fanzine qu'il montait avec ses camarades de la fac.
François rédigeait un poème triste sur sa table de cuisine jonchée de bouteilles vides.
Un poème qui s'intitulait Elle s'appelait Cassandra.
Voici ce que ça donnait:
Belle comme la nuit
Mais sournoise comme la mort
Tu allais me délivrer de l'ennui
Ô toi Cassandra
J'en avais les shorts collées
Ma tabarnak
Hostie d'chienne
Christ de truie
Tu m'as volé vingt piastres
Pis tu m'as même enlevé
Le goût d'me crosser
Vache du calice
J'suis rien qu'un naïf Cassandra
Un hostie d'niaiseux
Qu'on fourre facilement
Sans même baisser ses culottes
Va chier oui va chier
Cassandra...
Sale histoire , patron !
RépondreEffacer@monde indien: c'est une vraie histoire â quelques détails près... ;)
RépondreEffacerJ'aime beaucoup le poème, il est très vrai !
RépondreEffacer@Guillaume: je vais transmettre ton appréciation à ce malheureux François... ;)
RépondreEffacer