Un gros sapin de Noël artificiel trône dans le coin du salon, près de la fenêtre pour que les voisins puissent bien voir que les Bouchard ne sont pas des mécréants. Il y a des guirlandes, du gui et toutes sortes de babioles colorées qui pendent partout dans la maison. Ma mère a enlevé ses cordes à linge. Il n'y aura plus de séchage et de lavage de nippes avec la machine à tordeurs avant le 26 décembre 1975.
Le père a fait beaucoup d'overtime à la Reynold's Aluminium pour nous payer des cadeaux et de la bouffe à satiété. Mon pauvre vieux aide ma pauvre mère du mieux qu'il le peut, d'abord en allant faire l'épicerie. Puis en s'occupant d'enlever leurs quatre garçons d'entre les pattes de la cuisinière.
Il y a des films de Noël au canal 13. Des films en noir et blanc parce que la couleur n'est pas encore arrivée dans le quartier. On écoute Le magicien d'Oz, Le miracle sur la 34e rue et Astérix le gaulois. De temps à autres je reviens fouiner vers ma mère dans l'espoir de bénéficier d'une bonne dose de sucre supplémentaire. Si je lui fais mes yeux de biche je sais qu'elle me donnera des trucs à lécher, dont les fouets du batteur électrique recouverts de sucre à la crème, de fudge ou bien de mélange à gâteau.
-Tiens prends ça pis achale-moé p'us bon 'ieu!
-J'peux-tu avoir un carré de sucre à crème, m'man? que je lui demande.
-À souère! À souère! Achale-moé p'us là! Tiens, liche ça, ça va t'calmer!
-J'peux-tu manger une sandwiche roulée?
-Pas tu-suite! Voyons don'! C'est pour à souère! À souère! C'est don' bin dur à comprendre!!!
-Ouin mais j'ai faim...
-T'as tout l'temps faim! On va encore devoir t'acheter des culottes! T'as pas d'fond!
-Ouin mais j'ai faim pareil...
-Mange les croûtes d'abord! Tu vas pouvoir manger tout c'que tu veux à souère!
Je reviens au salon avec les batteurs à oeufs et le cul de poule, des croûtes et des restants de pâte à tarte. Rien ne freine ma gloutonnerie. Non rien.
Je regarde les cadeaux sous l'arbre et consulte souvent l'horloge. Il ne faut pas manquer tel film à telle heure. Et surtout il faut prendre son bain avant que d'aller dormir un peu avant le réveillon. On reçoit de la grande visite.
-Tu vas mettre ta belle chemise de soie de la première communion!
-J'ai chaud là-dedans! Ça colle à la peau! Grrr!
-Tu vas la mettre j'te dis! Est belle! On r'çoé à souère! T'es pas pour avoir l'air d'un guénillou!
-J'aimerais mieux mettre mon pyjama Winnie l'ourson...
-Voyons Guétan! Ma tante Mira va être là, ta grand-mère, tes oncles pis tes tantes! C'est Noël! C'est pas la fête de Jos Violon!
-C'est qui ça Jos Violon?
-J'me comprends! Va prendre ton bain pis va t'coucher! On va veiller à souère.
Évidemment, je ne suis pas capable de dormir. Mon frère Mario non plus. On se chicane sans trop faire de bruit pour passer le temps.
-C'est quoi notre cadeau? me demande-t-il, comme si je le savais, ce petit tannant.
-Je l'sais-tu moé?
-On aurait dû l'déballer sans qu'ça paraisse...
-Un affaire pour s'faire chicaner pis pas avoir de cadeau!
Notre père vient nous tirer du lit à neuf heures le soir.
-Deboutte Ti-Mik pis Ti-Toune! Habillez-vous...
-On va-tu avoir nos cadeaux?
-Après le réveillon... On va chanter pis fêter avant. Pis on va manger tout c'qu'on veut! Menoum! Menoum!
Il fait très chaud dans la maison. La dinde est au four et le chauffage à l'huile est toujours aussi difficile à tempérer afin que tout le logement bénéficie d'un peu de chaleur.
Un record joue dans le salon. C'est En r'venant d'voir mon ragoût de Lucien Boyer.
Nous allons à la messe de dix heures avant que la visite n'arrive. C'est sûr que nous ne pouvons pas rater la messe. Nous fêtons tout de même le p'tit Jésus. Une chorale chante Les anges dans nos campagnes. Des sons d'orgue résonnent dans l'église Notre-Dame-des-Sept-Allégresses. Minuits Chrétiens! Peuple debout! Chante ta délivrance!
Les premiers visiteurs font leur entrée au retour de cette messe courte célébrée par le gros père Dyonis. C'est ma grande tante Mira et son époux Armand. Ils sont partis plus tôt puisqu'il faisait tempête dehors. Ils habitent à Sainte-Julienne, dans le fin fond du comté de Lanaudière. Les gros chars américains n'ont pas encore la traction avant. Les routes sont en mauvais état: une vraie tuasse.
-Dégréyez-vous matante pis mononcle! leur dit ma mère en guise de formule d'accueil. Enlevez vos bottes pis vos capots!
Je l'aime bien cette grande-tante. Elle est drôle, expressive, détonnante. Tout le contraire de ma grand-mère Valéda qui sombra dans le mutisme et la dépression suite à la mort de mon grand-père Rodolphe en 1967.
Elle est là aussi, grand-m'man Valéda. Elle s'est assise tranquille dans son coin près de la chaufferette à l'huile et nous comprenons instinctivement qu'il vaut mieux ne pas trop la déranger. Puis tout le reste de la famille René fait son entrée. Mes deux oncles, Fernand et Rémi, sont un peu plus joyeux que de coutume. Ils ont un petit verre dans le nez et se sentent prêts à faire les fous.
Le party est pogné. On y va de chansons à répondre.
-Enwèye, enwèye la tite-tite-tite, enwèye, enwèye la tite-jument! chante ma mère en battant la mesure avec ses pieds.
-I's étaient trois capitaines à cheval sur des tonneaux! tonne ensuite mon père... C'est à boire, boire mesdames, c'est à boire qu'il nous faut!
Il ne boit pratiquement pas, mon père. À peine six bières par année... Il ne veut pas faire comme son propre père, un alcoolique notoire que nous ne voyons jamais.
Ma tante Rose-Hélène chante Bois la bouteille avec ton verre, suce le bouchon mais mange-lé pas!
Mon oncle Rémi exécute quelques pas de danse tout en chantant J'ai l'pied faitte su' l'camp, madondaine, j'ai l'pied faitte su' l'camp, madondé! Il boite en faisant le tour du salon et adopte des mimiques d'un comique irrésistible.
C'est d'autant plus ironique que feu mon grand-père Rodolphe boitait d'une jambe après s'être fait tirer une balle par son beau-frère qui ne pensait pas que le fusil était chargé...
Quant à Fernand, mon parrain à qui je ressemble tant aux dires de ma mère, il a son harmonica bien en main pour nous faire un reel de son cru sur un air s'apparentant à L'arbre est dans ses feuilles et qui sonne comme Le diable est en vadrouille maridon, maridé...
Mon cousin Claude chante Dondaine laridaine matapatte alimatou matante alou laridé...
Tout le monde y va de sa chanson, jusqu'à ce que l'on ait épuisé tout le répertoire du temps des fêtes.
Ma mère remet un disque K-Tel dans le stéréo. Le vrai party du temps des fêtes avec Ti-Gus, Ti-Mousse et Muriel Milard, je ne sais trop.
-Bon bin j'cré bin qu'on va manger!
Les adultes sont autour de la grande table dans la cuisine. Les enfants sont autour de petites tables dans la chambre de moi et mon frère. On sert les adultes en premier. Les enfants s'impatientent.
-Quand est-ce qu'on mange?
-Les adultes en premier!
-C'est pas juste! J'ai faim! que je m'indigne en tapant du pied.
-T'as tout le temps faim! T'as pas d'fond bonyenne d'la vie! de répéter ma mère. Tu t'es bourré toute la journée!
-Ouin mais j'ai faim pareil!
La tourtière, la dinde et le ragoût atterrissent dans mon assiette. On a droit aussi à des petits concombres marinés, des olives, des sandwiches roulées.
Je bouffe le contenu de mon assiette. Puis je demande un deuxième service. Puis un troisième. Et peut-être même un quatrième. Il n'y a plus de restrictions. Tu veux manger gros cochon? Mange. C'est Noël! Je remercie le p'tit Jésus de me permettre d'être gras comme Barabbas.
Et c'est enfin le moment de recevoir nos cadeaux de Noël!
Il est incarné par mon père, qui a l'avantage d'être grand et gros. L'illusion est parfaite même si nous nous doutons bien que c'est lui. Il a la même voix et nous appelle par nos surnoms.
-Un cadeau pour... Ti-Mick! Un cadeau pour... Ti-Toune! Un cadeau pour... Cricri! Un cadeau pour... Ti-Noir!
Moi et mon jeune frère Mario recevons une piste de course électrique de mes parents. J'ai aussi en prime un G.I. Joe de mon parrain et de ma marraine.
Je suis aux anges. Mais on ne peut pas jouer tout de suite. Demain matin. Il y a trop de monde dans la maison pour monter la piste de course.
Puis tout le monde s'en va autour de trois heures du matin. Ma mère et mon père ramasse les corps morts et sortent les vidanges. Nous allons au lit, impatients de nous lever pour jouer avec notre piste de course.
C'est enfin le matin de Noël. Mes parents dorment encore. C'est le seul jour de l'année où ils font la grasse matinée. Ils ont été très clairs pour le déjeuner: prenez-vous des sandwiches roulées dans le frigidaire et ne venez pas nous réveiller!
On mange un, deux puis trois rouleaux complets.
On se chicane un peu quant au montage de la piste de course. Mon frère Serge, alias Ti-Noir, qui commence à avoir de la moustache sous le nez, vient nous aider. Il se claque lui aussi des sandwiches roulées. Puis il distribue les bonbons aux patates, les carrés de sucre à la crème et de fudge. On se verse de grands verres de liqueur: du Radnor Cola ou bien du RC-Up, bref de la brune ou de la blanche. C'est encore l'abondance et nous faisons bombance!
Je ne me sens pas très bien tout d'un coup. Je vais vomir un peu et me rince la bouche plusieurs fois. Je n'ai plus faim du tout. Je me contenterais bien d'une petite enveloppe de soupe Lipton poulet et nouilles à la rigueur...
C'est Noël. Il y a encore plein de bons films à la télé. Et plein de belles chicanes avec mon frère autour de la piste de course. On va jouer à la lutte avec nos vieux frères, Christian et Serge. Puis quand on aura trop mal, on va pleurer. Le père et la mère vont se lever en tabarnak. Et la vie normale reprendra son cours dans notre petit cinq et demi sis au 856 de la rue Cloutier à Trois-Rivières...
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