Je m'appelle Étienne Laforme et je suis journaliste, si ce métier veut encore dire quelque chose...
Récemment je lisais un post sur Facebook. Vous me direz que Facebook n'est pas une source fiable et vous aurez sans doute raison. N'empêche que cette parole attribuée à tort ou à raison à Alfred de Vigny me semble digne de mention: les journalistes sont comme des bouches condamnées à être toujours ouvertes et à raconter n'importe quoi.
Même si cette citation provenait de Arthur Lapoche elle n'en serait pas moins vraie. À vrai dire, je ne connais d'Alfred de Vigny que sa célèbre préface pour sa pièce de théâtre Chatterton, où il est question d'un poète maudit qui s'est suicidé. C'est donc dire que je suis journaliste et que je vous raconte essentiellement n'importe quoi...
J'ai étudié le journalisme à l'Université Laval. Je me voyais à l'époque de mes études devenir Albert Londres ou John Reed. J'allais parcourir le monde pour lui livrer des reportages immortels. Cependant, j'avais autant peur de voyager que de me présenter en entrevue pour un emploi. Ce qui fait que mon père, un notable d'un vulgaire trou perdu de la province, a eu recours à son réseau de contacts pour me faire entrer au Bien Public, le quotidien de Trouville-sur-Saint-Laurent qui appartient à la célèbre famille Desharnais qui tient par les couilles l'économie de notre belle province.
Je me suis d'abord fait des idées pour me faire ravaler mon échec. Je me suis dit que j'étais un Mark Twain en mon genre. Mark Twain qui, comme vous le savez, a débuté sa carrière dans de petits journaux miteux de petites villes où il ne se passait rien en-dehors des offices dominicaux.
Au début de ma collaboration avec le Bien Public je n'avais pas droit à ma photo pour accompagner mes textes, constitués essentiellement d'entrefilets sur les chats écrasés et les vieux morts dans leur logement.
Louis Gingras avait pourtant droit à sa photo pour trois fois rien. On lui devait la rubrique mondaine Gens de chez-nous. On y trouvait tout ce qu'on ne voulait pas savoir sur le député du comté qui avait assisté au 20e banquet annuel des Chevaliers de Cochon au cours duquel il était tombé de sa chaise.
Les années passèrent à écrire des textes toujours plus objectifs et insignifiants que d'habitude.
Puis un jour Simon Laverdure, le rédacteur en chef, nommé à ce poste parce qu'il était lui aussi le fils d'un grand bourgeois de Trouville, vint me voir pour me signifier que dorénavant j'aurais droit à ma photo.
J'en fus euphorique pendant une semaine. Puis je me remis à écrire des textes nuls à chier.
Il y a vingt ans, je réussissais encore à impressionner les filles avec mon statut de journaliste du Bien Public. Aujourd'hui, c'est à peine si je les intéresse. Je crois même que l'entrepreneur de pompes funèbres leur fait une meilleure impression que moi.
Le Bien Public n'est plus ce qu'il était. Si ce n'était justement de l'entrepreneur de pompes funèbres qui nourrit le journal via la rubrique nécrologie, je crois que nous serions fermés depuis belle lurette.
Il n'y a plus qu'une seule page d'annonces classées. Et encore que la moitié de cette page est constituée d'autopromotions du journal. C'est la fin des haricots...
Les seuls textes qui vaillent la peine d'être lus, fort honnêtement, sont ceux de la rubrique des lecteurs. Ils sont de qualité inégale mais on y sent encore quelque chose comme une âme. Une âme que moi-même je n'ai plus à force d'écrire des textes bien plus soporifiques que ressentis.
De toute manière, on ne me laisserait pas être original et Laverdure m'a clairement fait comprendre que les gens ne lisent pas le Bien Public de toute façon. Ils lisent à peine les grands titres. Lesquels ne font que sanctifier les décisions du maire de Trouville et de ses renifleurs de pets.
Si je vous écris tout ça, c'est parce que je suis saoul, évidemment.
Je ne me suis jamais remis d'avoir perdu l'été dernier cette chronique hebdomadaire dans laquelle j'ai eu un temps l'illusion d'être quelque chose. Je n'étais plus le pitoyable journaliste, mais celui qui dénonçait l'injustice... Enfin! Je devais tout de même choisir mes injustices... On ne m'a jamais laissé faire ce que je voulais. J'ai pu dénoncer le fait qu'il n'y avait pas d'autobus le dimanche soir. Et je suis monté au front contre un règlement municipal qui interdisait de jouer à traquer des Pokémons sur son cellulaire au parc portuaire. Ce qui me valut presque de perdre mon emploi. Le maire n'avait pas aimé ça et avait signifié à Laverdure que j'étais un petit emmerdeur de rien du tout qui devait se considérer chanceux d'être le fils de mon père, ce généreux contributeur de sa caisse électorale.
Je m'éloigne un tant soit peu du sujet que je voulais aborder parce que j'ai franchement l'envie de tout foutre en l'air et de boire jusqu'à l'évanouissement.
Je m'en voudrais cependant de ne pas vous raconter tout ce qui s'est produit suite à la publication de mon dernier article dans le Bien Public.
Je me tenais au Palais de Justice, mercredi dernier, comme je le fais depuis déjà douze ans. J'étais à l'affût d'une cause digne de susciter l'approbation de mon rédacteur en chef. Il n'y avait pas grand chose ce matin-là, je vous jure. Un type s'était fait prendre avec 20 onces de marijuana. Un autre avait perdu son permis après avoir été pris au volant en état d'ivresse.
J'allais écrire là-dessus quand je vis le dentiste Eugène Gagnon, un notable de Trouville-sur-Saint-Laurent bien entendu, qui est aussi Grand Chevalier des Chevaliers de Cochon.
Cela m'intriguait de le voir là d'autant plus que je n'ai jamais aimé son air fendant de parvenu qui a d'ailleurs déjà couché avec mon ex-blonde, Sarah, une vraie salope qui m'a ruiné avec ses implants dentaires, ses implants mammaires et ses cours de croissance personnelle. Je ne me suis jamais remis de savoir que cette chipie avait mordillé le gland de ce dentiste.
Toujours est-il que je me demandais ce qu'il faisait là, ce satané arracheur de dents.
Je suis allé voir dans le registre des causes pour voir si son nom y figurait. Il y était. Et j'appris qu'il passait en cour pour menaces et tentative de voies de faits avec... des maracas. Son voisin lui avait reproché d'envoyer de la neige sur son terrain et Gagnon, qui était en train d'écouter des rythmes cubains dans son salon, l'avait menacé avec... des maracas!
Je tenais enfin mon sujet: le dentiste Eugène Gagnon accusé d'agression aux... maracas!
Je ne me suis pas contenté d'un entrefilet. J'ai rempli une page au complet avec cette affaire. Mon rédacteur en chef, Laverdure, avait passé sa journée à traquer des chats écrasés. Il n'avait rien trouver pour faire sa une. Grâce à mon article sur l'agressions aux maracas il avait enfin sa page frontispice.
On put donc voir en une du Bien Public l'air stupéfait du dentiste Eugène Gagnon entrant dans la salle d'audience du Palais de Justice sous le titre AGRESSION... AUX MARACAS!
Mon nom et même ma photo figuraient en grosses lettres. UN REPORTAGE EXCLUSIF DE ÉTIENNE LAFORME.
-Ha! Ha! me suis-je dit en voyant la une. Vous pensiez que j'étais mort, hein? But Étienne Laforme is back!!! I'm back!!! Ha! Ha! Ha!
Ce qui advint par la suite est à couper le souffle.
Mon texte fut repris par la Presse Canadienne. Puis par l'AFP. Les grandes chaînes mondiales d'information en continu emboîtèrent le pas: ATTACK WITH MARACAS! Ma nouvelle fit trois fois le tour du monde.
J'étais enfin un journaliste de haute stature!
Je me suis donc présenté ce matin devant Laverdure comme si subitement j'étais devenu Albert Londres et j'ai exigé une chronique régulière en plus d'une augmentation de salaire. Laverdure n'a même pas daigné lever les yeux. Il s'est contenté d'un haussement d'épaule pour finalement me dire que si je n'étais pas content je pouvais aller voir ailleurs...
-Quoi? lui ai-je dit. Ma nouvelle sur l'agression aux maracas a été reprise partout dans le monde! Même Al Jazeera en parle! Et vous voulez encore me confiner à la rubrique des chats écrasés? J'ai fait mes preuves! Je suis Étienne Laforme!!!
-Tu es Étienne? La ferme... Va t'calmer l'pompom à la taverne, comme d'habitude... Si t'étais pas l'fils de ton père ça ferait longtemps qu'on t'aurait crisser dehors mon gars...
-Aha! Puisque c'est comme ça, je démissionne! Je vous quitte! Point final! Fuck off le Bien Public!
J'ai jeté tous ses papiers par terre et suis parti en claquant la porte de son bureau.
Je suis ensuite allé à la taverne Chez Roger où j'ai bu jusqu'à plus soif.
Il est deux heures du matin au moment où j'écris ces lignes...
Je constate avec regret et réalisme que personne ne voudra me prendre ailleurs...
Le journalisme est un métier mort...
On n'imprime même plus le Bien Public à Trouville-sur-Saint-Laurent...
Il ne reste que vingt employés sur les deux cents que nous étions dans les années '80...
Je vais encore devoir rappeler mon père pour qu'il arrange les choses...
Cela me fait chier d'avoir à faire ça.
Mais que voulez-vous que j'y fasse?
Honnêtement, je suis un trou du cul.
Comme tous les trous du cul qui écrivent encore pour le Bien Public.
Et, vrai comme je suis là, ça ne me donne pas l'envie de jouer des rythmes de maracas.
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