Jeanne n'avait pas les moyens de tomber malade puisqu'elle était raide pauvre. Elle avait quatre bouches à nourrir dont son mari, Ti-Pet, qui avait fait une dépression après avoir perdu sa job au casse-croûte Chez Roger. Ti-Pet avait plutôt l'air d'un gros pet foireux, chauve et mal rasé, qui portait toujours des pantalons de gymnastique en coton ouaté qui lui faisaient puer de la poche. Il était laid, évidemment, et n'essuyait jamais les taches de moutarde ou de beurre d'arachides aux commissures de ses lèvres.
Quand à Jeanne, c'était une madame toute maigre de trente-cinq ans qui avait l'air d'en avoir cinquante. Il lui manquait déjà plusieurs morceaux, dont des dents. Elle boitait d'une jambe après s'être tourné la cheville. Ses vêtements étaient tout autant élimés que kitsch. Ses cheveux étaient roux et crépus comme des tampons à récurer. Elle sentait la vanille et le vieux tabac. Bref, elle n'avait rien pour elle.
Jeanne faisait des ménages pour une firme qui obtenait des contrats gouvernementaux en sous-traitance. Évidemment, Jeanne ne bénéficiait pas des conditions salariales et avantages sociaux du Comité paritaire de l'entretien ménager. Jeanne était payée au salaire minimum et son patron était plein d'astuces pour ne jamais payer les heures supplémentaires. C'est à peine s'il payait les congés fériés. Dans la tête de son patron malveillant, les Normes du travail nuisaient à l'économie. Il aurait aimé pouvoir payer ses employés deux ou trois piastres de l'heure, sans avoir à débourser pour toutes ces charges sociales. Évidemment, il ne payait jamais d'impôts et multipliait les coups bas pour s'affirmer en tant que maître et saigneur de toutes choses.
Un beau matin, enfin un matin pas si beau que ça, Jeanne s'était réveillée avec d'affreuses douleurs abdominales. Elle avait vomi du sang en plus de tacher sa petite culotte.
Comme elle n'avait pas de médecin de famille, elle s'était présentée à l'urgence de l'hôpital régional pour savoir ce qu'elle avait. C'était, pour tout dire, une grosse tumeur à l'utérus.
-La tumeur est énorme et nous allons devoir vous opérer la semaine prochaine... Deux à trois mois d'arrêt de travail, lui avait dit le docteur. Vous faites aussi une phlébite. Va falloir vous déboucher ça...
-Je ne peux pas cesser de travailler! Je suis le seul soutien de ma famille! On ne connaît personne pour nous prêter de l'argent! Je vais perdre ma job! avait pleuré Jeanne.
Le médecin eut la décence de hocher la tête, sans plus. Il n'avait pas que ça à faire, écouter les doléances des misérables des bas-quartiers.
Raymond, le patron de Jeanne était en beau fusil. Ce gros tabarnak au visage porcin ne se laissait jamais gagner par la pitié. Il traitait ses employés comme de la marde pour que le gouvernement, via le parti politique au pouvoir, lui fournisse toujours plus de contrats. Il cassait autant d'employés que de syndicats, ce bougre, et devenait indispensable à la survie du capitalisme sauvage.
-Si tu penses que j'va's t'garder ma crisse de profiteuse! qu'il lui avait dit pour lui remonter le moral. Si t'es pas capable de suivre, c'est pas mon problème. J'suis pas l'Armée du Salut moé tabarnak!
Il l'avait donc congédiée de crainte qu'elle ne vienne mettre du sable dans l'engrenage de sa compagnie.
-Qu'est-cé que j'vais faire? Qu'est-cé que j'va's devenir? s'inquiéta Jeanne sur le chemin du retour qui la ramenait chez-elle.
Arrivée à la maison, elle vit Ti-Pet qui regardait Le tricheur à la télé tandis que ses trois garçons se fessaient dessus pour une palette de chocolat que l'un d'entre eux avait gobé sans la partager.
Jeanne s'effondra dans le fauteuil et pleura toutes les larmes de son corps.
-Bouhouhou! Waaa!
Ti-Pet piqua une colère.
-Tu m'empêches d'écouter mon programme avec ton hostie d'braillage! As-tu fini d'toujours brailler tabarnak?
-J'ai perdu ma job! Faut qu'ej' me fasse opérer! J'pisse el' sang! Comment qu'on va arriver, hein?
-Hostie tu fais toutte pour nous crisser dans 'a marde! Moé j'me fends l'cul pour garder 'es enfants pis toé toutte c'que tu trouves à faire c'est d'toutte crisser ça là! Comment j'va's payer mes cigarettes calice? Tu penses rien qu'à toé égoïste!
-Ti-Pet! I' vont m'faire la grande opération!!! Qu'est-cé qu'tu voulais que j'fasse sacrament? Tu pourrais pas te l'ver l'cul pis t'trouver une job? Pourquoi y'a juste moé qui s'fend l'cul pour la maison?
-M'man passe-moé cinq piastres! demanda Arnaud, le plus vieux de ses enfants qui avait déjà quatorze ans et beaucoup d'acné.
-J'peux pas... J'ai perdu ma job... J'ai pas une cenne...
-Ah oui? Comment j'va's faire pour payer mon jeu vidéo ma crisse de chienne? Hostie d'nulle de crisse!
-Parle-moé pas d'même! J'su's ta mère!
-C'est ça va chier vieille crisse de lette! Les parents de Ronny lui paient toutte c'qu'i' veut pis moé j'ai jamais rien parce que mes parents sont des hosties d'minables!
Ti-Pet se leva et glissa jusqu'à sa chambre où il s'enferma pour pouvoir continuer à regarder Le tricheur à la télé.
-Y'en a-tu un seulement qui m'aime dans c'te crisse de maison de fous? Gang de crisse d'innocents! Chu malade! J'pourrais crever! J'ai pardu ma job! Calice de gang de crisse de famille de mongols!
-Ta yeule! J'écoute la tévé! hurla Ti-Pet. Crissez-moé toutte patience tabarnak!
-Si j'ai pas mon cinq piastres, j'va's l'voler calice!
-Bouhouhou! Snif! sanglota Jeanne en se frappant la tête avec la paume de sa main.
Évidemment, tout le monde l'avait laissée pleurer toute seule en se demandant ce qu'avait cette crisse de folle à vouloir saper leur moral.
Paresseuse comme elle était, Jeanne fit une dépression au lieu de se faire opérer.
On la vit se promener dans la rue les pantalons maculés du sang jaillissant de son utérus malade.
Ses enfants furent confiés à la Direction de la protection de la jeunesse parce que Ti-Pet ne savait pas comment s'en occuper.
Ti-Pet se loua une chambre dans un taudis pour hommes seuls, célibataires et alcooliques. Il pouvait écouter Le tricheur comme d'habitude mais le vieux téléviseur qu'on lui fournissait déformait un peu les visages. C'était comme s'ils n'avaient plus de nez.
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