mardi 1 septembre 2015

À propos de l'esprit publicain du monde slave

Tout commentateur finit par avoir sa marotte, son sceptre de fantaisie qu'il agite tel le fou de la cour royale devant tout un chacun.

Le chroniqueur Pierre Foglia revenait souvent sur sa passion pour le vélo. Tant et si bien qu'on finit par lui confier de nous raconter les péripéties du Tour de France. Sa chronique ne touchait pas qu'au vélo, bien entendu, mais il ne manquait jamais une occasion pour nous dire ceci ou cela sur sa marotte.

Ma marotte, c'est la littérature russe. J'y accorde une place disproportionnée tant sur mon blogue que dans ma vie. Il ne suffit que de me nommer un auteur russe pour que je devienne tout de suite intarissable à ce sujet. J'ai un trouble obsessionnel compulsif de littérature russe et je ne veux d'aucune manière en guérir.

Qu'est-ce qui m'attire tant vers cette littérature? Tout et rien à la fois. L'esprit slave, pour moi, se compare au Publicain de l'Évangile qui se tape la poitrine en se traitant de vaurien dans la dernière rangée de la synagogue. L'esprit américain, pour ce que j'en sais, s'apparente plutôt au Pharisien assis dans la première rangée de la même synagogue qui se vante devant son dieu d'être bon, honnête, prospère et si méritoire en tout. Selon ma propre échelle de valeurs, tout me dirige vers la misérable créature assise dans le fond du temple qui se considère indigne de se présenter devant son créateur.

Voilà pourquoi, en substance, je me sens attiré vers la littérature russe.

Cette passion pour la littérature russe a d'abord été alimentée par ma fascination pour les révolutionnaires russes. J'ai lu Bakounine, Kropotkine et Trotski bien avant Gogol, Dostoïevski, Tolstoï et Tchekhov. J'ai rêvé ardemment d'un monde meilleur ou à tout le moins nouveau. Dans cette orgie de fric et ce matérialisme sans vergogne où j'évoluais, rien ne me semblait plus noble que ce désir de faire table rase de ce monde pour mieux le réinventer. L'esprit slave est profondément publicain et par cela même profondément humain, même si les structures politiques de cette partie du monde ne sont pas toujours à la hauteur de cet état d'esprit.

Je me souviens d'un séminaire de lectures à l'université animé par ce grand érudit du monde slave qu'était mon professeur et directeur de thèse, feu Alexis Klimov. Ce personnage exceptionnel était applaudi à la fin de ses cours tellement il se faisait tout feu tout flamme pour nous inspirer la passion pour le grand art qu'il apparentait à l'ultime sagesse.

Dans le cadre de ce séminaire, l'un de mes amis devait présenter un exposé oral sur Crime et châtiment de Dostoïevski. Étant lui-même d'origine serbo-croate, cet ami se comporta en slave authentique en se saoulant la gueule avant, pendant et après son exposé. Il dissimulait son breuvage alcoolisé sous la forme d'une bouteille de jus d'orange fortement aromatisée à la vodka. Son exposé porta sur Semion Zakharovitch Marmeladov, un personnage plus que secondaire de Crime et châtiment qui se saoule la gueule sur deux ou trois pages d'un roman de huit cents pages...

Un pareil type, qui avait si bien compris l'âme slave et qui l'incarnait tout à fait, ne pouvait devenir que mon meilleur ami. J'en aurais long à dire sur lui mais je préfère continuer à prendre des notes sur sa biographie future que j'en ferai un jour.

Quoi qu'il en soit, cette démesure incarne fort bien la littérature russe. Alexis Klimov a écrit, entre autres, un livre intitulé Éloge de l'homme inutile. Et c'est ce que nous trouvons le plus facilement chez Gogol, Lermontov, Dostoïevski, Tchekhov et tant d'autres: des gens qui, malgré les positions qu'ils occupent, sont toujours frappés du sentiment de leur profonde inutilité. On ne peut donc pas les instrumentaliser, en faire de bons outils: ils se rebellent contre toute forme d'objectivation. Ils ont une âme avant même que d'avoir des idées, des kopecks ou des titres de noblesse.

Je pourrais vous parler pendant des heures de l'âme slave, de la littérature russe et de tous les personnages qui vivent dans ma mémoire.

En me lançant dans la rédaction de ce billet, je me promettais de vous raconter mes plus récentes lectures de Tchekhov. Je l'ai lu alors que j'avais vingt ans. Vingt-sept ans plus tard, je le lis avec un regard neuf. Ce n'est plus un homme dans la quarantaine qui parle à un jeune homme. C'est un quarantenaire qui parle à l'un de ses pairs. Je le comprends mieux que jamais et le savoure avec plus de raffinement d'esprit.

Pourtant, je n'ai guère le temps d'élaborer sur le sujet. J'ai largement dépassé mon temps d'antenne, comme qui dirait.

J'y reviendrai certainement un jour ou l'autre puisque c'est ma marotte...

До свидания!

(Au revoir!)


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