Grenon ne s'est jamais habitué à la solidarité. Tout ce qui s'appelle don, partage, communion, alliance... Eh bien, tout ça le rebute. À moins que ça ne lui soit totalement inconnu.
Grenon profite pourtant des dons, du partage, voire de la compréhension de tout un chacun autour de lui. Mais ce sacrement-là n'offre jamais rien en retour. Il se contente d'en vouloir à tout le monde pour à peu près n'importe quoi. Il s'invente un rôle d'ange exterminateur apportant le règne de ses lumières sur la Terre et, pour dire vrai, nous ne sommes pas nombreux à embarquer dans son trip.
C'est pas mal à partir de là qu'on s'est mis à perdre Grenon de vue.
Tant que Grenon se contentait d'être un genre de «mendiant ingrat», pour reprendre l'expression de Léon Bloy, eh bien l'on se disait que c'était sans doute le rôle que la Création lui avait attribué pour notre élévation morale...
Si Grenon s'était seulement contenté de tout prendre sans livrer ses théories, je pense qu'on l'aurait laissé vivre sa vie d'égoïste en lui cédant un peu de sa part. D'autant plus que cet égoïste n'a pas tout à fait les moyens de son égoïsme. On était encore capable de le prendre en pitié avant. Et puis il faut être égoïste pour refuser de l'aide à un égoïste. Grenon ne vit pas dans le sale monde où il croit vivre. Dans son monde, comme dans le nôtre, il dépend des autres autant que vous et moi. Dans le vrai monde, on pardonnait régulièrement à Grenon d'être Grenon. Jusqu'à ce qu'il vienne tout remettre en question dans ce fragile écosystème...
Grenon avait franchi une étape de trop aux yeux de plusieurs en devenant un illuminé de la secte d'un quelconque connard raciste et sans âme. Se mettre à donner des leçons de rénovation sociale et politique quand tu n'es pas foutu de te mettre un sourire au visage: pfff!!! Et surtout s'endoctriner de conneries ignobles et un tantinet racistes: beurk!
Bref, Grenon est encore plus seul qu'auparavant. Même sa bande de conspirationneux a de la misère avec Grenon qui leur refile toutes ses factures à la moindre occasion. Là-dessus, Grenon n'a pas changé. Il veut changer le monde mais tout le monde doit encore payer pour lui.
On était capable de gérer Grenon en tant que parasite social qui voit des parasites sociaux partout. On se disait que c'était un pauvre diable qui ne méritait pas de crever de faim et surtout de soif. Entre nous, pour une raison qui m'échappe, c'était à qui lui en donnerait le plus. Comme si nous voulions tous le réchapper. Le ramener vers plus de sourires, plus d'amour. Mais non! Grenon résistait. Grenon s'enlisait dans son cynisme et sa paranoïa. Grenon faisait dur en tabarnak.
L'autre jour, Grenon s'est fait arrêter. Il voulait arrêter un élu. N'importe lequel. Il souffre de porter un masque voyez-vous. La COVID-19 n'existe pas. Et il veut rétablir la fierté de la race blanche... Alors il s'est mis en tête qu'il ferait une «arrestation citoyenne», qu'il était désormais le shérif de son far-west à la con. Comme il est un peu niais, il a pris par le bras la greffière de la cour municipale, croyant qu'elle était la Première ministre du Québec compte tenu qu'elle portait un tailleur. Le pire, c'est qu'il était totalement à jeun, sobre comme un verre d'eau de la rivière Mattawin.
Bien sûr que Grenon est snappé. On n'avait jamais prétendu le contraire. Mais on ne s'attendait pas à ce qu'il se mette à tordre les bras d'une greffière toute frêle et toute menue...
Finalement, Grenon a été retiré de la circulation.
Il a tordu les bras à trop de monde dernièrement.
On l'a enfermé au zoo avec les autres.
-Penses-tu qu'on devrait aller voir Grenon? se disait-on.
-Êtes-vous fous calice! répondait-on. Grenon... Une hostie d'pourriture!
Pourtant, il se trouvait que Grenon était encore capable de recevoir un peu de compassion de Bogdan, un Roumain qui semblait en amitié avec l'humanité toute entière. Bogdan qui collectionnait des papillons et récitait des vers. Bogdan avait trouvé le temps d'écouter Grenon par une amitié qui transcendait tout ce dont nous étions capables d'offrir.
-Je suis allé voir Grenon! Lui très trrriste. ll veut comprendrrre pourquoi lui est trrrou-du-cul!
-Et qu'est-ce que tu lui as dit?
-J'ai dit toi trrrou-du-cul Grrrenon. Mais peut-êttre toi manger les biscuits que je emmener. Il a pris biscuist et lui très content je crrrois.
-Il t'a remercié?
-Non. Lui pas remercier immigrés... Lui dire que moi seulement pourrais avoir statut spécial et rester au pays spécial...Lui trrrou-du-cul.
Sacré Bogdan! C'est le meilleur d'entre nous.
C'est la seule chance de Grenon.
Qu'il ne la scrappe pas.
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