Un homme portait le poids du monde sur ses épaules.
Il avait attrapé cette maladie d'enregistrer bien malgré lui toutes les souffrances dont il était témoin.
D'autres, plus sains d'esprit et meilleurs en affaires, avaient cette faculté bien naturelle de tout oublier sans trop développer de tics nerveux.
Mais lui! Lui, il fallait que ça lui colle à l'esprit et au coeur toute la journée et parfois toute la nuit.
Il n'en parlait à personne, évidemment. Et il ne demandait pas de l'aide pour s'en guérir. Comment peut-on se guérir d'avoir trop de coeur? Ou trop de mémoire? Franchement, ça ne lui venait même pas à l'esprit qu'il était malade. Il allait même jusqu'à croire que tout le monde était malade autour de lui.
Était-il homme à ne se rappeler les souffrances d'autrui sans jamais rien y faire?
Pas du tout. Il était même prêt à se salir les mains pour les autres. Voire à se déposséder. Si quelqu'un n'avait pas ce qu'il avait, c'est qu'il était lui-même un voleur finissait-il par se dire.
N'allez pas croire que c'était un saint. Cet homme-là ne croyait en rien. Enfin, il ne croyait plus en rien. Il avait peut-être cru en quelque chose, il y a longtemps. Mais sa mémoire lui rappelait que les croyances participaient aussi aux souffrances d'autrui. Et il tenait mordicus à ce devoir de se tenir l'âme loin de tout métalangage.
Il vivait pour cesser de souffrir. Et voir les souffrances de tout un chacun, ça lui cassait son party.
Comment avoir du fun, si tout le monde crève?
Chaque moment de plaisir serait donc irrémédiablement gâché par sa conscience.
Ou magnifié par celle-ci.
Être conscient, n'est-ce pas afficher plus de présence, plus d'authenticité?
Bon. Cet homme-là ne faisait pas que se poser de grandes et longues questions.
Il tenait sa philosophie un peu de côté, comme le gars de chantier ne parle pas à tous les jours de ses clous ou de ses marteaux, à moins de chercher à faire fuir ses amis.
Il avait peu d'amis, cela dit. Parce qu'on a toujours peu d'amis. Ceux qui pensent en avoir trois milles le sauront le jour où ils tomberont malades.
Non, cet homme-là n'était pas malade.
Il retenait trop ce qui se passait ou ne se passait pas autour de lui.
Il voyait un gars s'arracher les dents lui-même avec un pince-grippe et ne comprenait pas le suicide de la dentiste qui affichait pourtant un large sourire sur son affiche.
Il voyait une femme de ménage perdre conscience pendant son quart de travail et il revoyait sa mère à demi morte d'épuisement à travailler comme une folle à petit salaire pour ses enfants.
Le mendiant sur la rue était plein de métastases. Il lui restait trois semaines à vivre. Quatre si nous lui donnions deux piastres. L'homme vida toutes ses poches. Quatre piastres et trente-cinq sous.
Et ça continuait comme ci comme ça, partout, tout le temps.
Cet homme-là portait le poids du monde sur ses épaules un peu voûtées.
Et pourtant, il parlait avec les étoiles.
Cet homme-là, je vous le dis, il parlait avec le ciel.
Il ne le faisait pas devant tout le monde.
À vrai dire, il ne le faisait devant personne.
Il le faisait simplement, comme ça lui venait.
Pour se laver l'esprit de toutes les saletés qui auraient pu l'empêcher de se rappeler les souffrances d'autrui.
Sans cette mémoire, il savait qu'il n'était rien.
Pour vous, qui êtes normaux, c'est possible qu'il en aille autrement.
Mais pas pour lui.
Et il n'en ferait pas tout un plat, j'en suis sûr, s'il était là pour vous en parler.
D'abord, il ne parle jamais de ses affaires-là, ce gars-là.
Il est tellement occupé à résoudre l'énigme de la souffrance ici-bas qu'il en oublie des bouts.
Voilà.
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