samedi 6 mai 2017

Pêche urbaine

Trois-Rivières est située au confluent de la rivière Tapiskwan Sipi et du fleuve Magtogoek. On l'appelle ainsi parce que Jacques Cartier, alors qu'il naviguait sur le fleuve, a eu l'impression qu'il y avait trois rivières là où il n'y en avait qu'une seule.

Tapiskwan Sipi signifie rivière de l'enfilée d'aiguilles en langue atikamekw. Peut-être parce qu'il s'y trouvait des forêts de conifères de part et d'autre de la rivière.

J'ai grandi dans la paroisse Notre-Dame-des-Sept-Allégresses, un quartier ouvrier de Trois-Rivières. J'étais donc à vingt minutes de marche de la rivière et du fleuve. Mes plus beaux souvenirs d'enfance sont intimement liés à ces cours d'eau, même si à l'époque la rivière Tapiskwan Sipi n'était presque pas visible. Des billes de bois y flottaient en permanence pour alimenter les papetières installées dans son delta. L'eau était contaminée au mercure et, de plus, goûtait mauvais lorsqu'on devait la boire dans nos maisons. Pas étonnant que l'on se soit tourné naturellement vers les jus et les boissons gazeuses.

Quoi qu'il en soit, cela nous semblait normal. Jacques Cousteau et Greenpeace n'étaient pas encore passés dans le coin pour nous rappeler que nous détruisions non seulement la faune maritime mais aussi les humains.

Ce qui fait que nous pêchions et nous baignions dans ces eaux sales et corrompues tant par le flottage du bois que par le déversement sans contrôle des eaux usées. Il nous semblait que toutes les rivières étaient conçues ainsi. Et puis, cela ne nous empêchait pas d'y attraper du poisson et, bien sûr, de le manger.

L'attrait pour la pêche avait débuté vers ma treizième ou quatorzième année. Mon ami surnommé le Bief avait une canne de pêche et nous permettait de l'utiliser à tour de rôle, moi, mon jeune frère et nos amis. Comme l'on se chicanait pour l'avoir entre les mains, nous avons tous fini par nous en acheter une.

Je me revois en mai 1981 en train d'acheter ma canne à pêche, un couteau, des hameçons et des leurres au Canadian Tire de Cap-de-la-Madeleine, le magasin préféré de mon enfance.

À chaque semaine il s'ajoutait quelque chose de nouveau. D'abord un coffre de pêche, puis un collier de crochets pour ramener mes prises sur ma bicyclette.

À force de lancer ma ligne un peu partout, j'avais fini par trouver mes endroits privilégiés pour pêcher.

Je lançais ma ligne près du vieux pont de fer pour y attraper essentiellement des brochets grâce à la traditionnelle cuillère rouge et blanche qui les attirait. Le brochet était plutôt facile à pêcher même s'il nous donnait du fil à retordre en raison de sa combativité. Bien que le brochet avait un arrière-goût, j'étais satisfait de manger rôti à la poêle cette nourriture que j'avais moi-même trouvée.

J'attrapais des barbotes sur les berges de l'Île Saint-Christophe, devant Cap-de-la-Madeleine. Je les pêchais avec un hameçon appâté d'un ver ou bien d'une lamproie, ce qui était d'ailleurs interdit. Comme les barbotes n'ont pas d'écailles elles me glissaient souvent d'entre les mains. Je me piquais souvent avec leurs antennes. Elles goûtaient mauvais puisqu'elles se tenaient dans la vase. Je me fermais les yeux et je m'imaginais libre des contraintes de l'argent tout en les dévorant rôties dans la poêle.

Puis il y avait le port de Trois-Rivières, tout aussi sale et pollué, où j'attrapais des poissons bizarres, dont des poissons-castors, un poisson préhistorique à tête recouverte de plaques osseuses qui est issu du Crétacé.

Par-dessus tout, c'est le Sanctuaire Notre-Dame-du-Cap qui devint mon lieu de prédilection pour mes pêches miraculeuses. Je pris bientôt l'habitude de partir tôt les samedis et dimanches matins. J'étais d'autant plus satisfait s'il y avait une faible pluie ces matins-là. La pluie brouille un peu les ondes et permet d'en attraper plus qu'on ne l'aurait espéré. De plus, il était possible d'y attraper des maskinongés, une espèce de brochet géant qui peut peser jusqu'à 10 kilos et même plus. Je m'étais acheté du fil de pêche plus résistant pour pouvoir en attraper. C'était encore plus coriace qu'un brochet commun, les maskinongés, et toute notre science de pêcheur du dimanche y passait dès qu'ils mordaient à la cuillère bicolore.

-Donne z'y du lousse... Laisse-lé s'essouffler... Ramène-le... Relâche-le... Ramène-le... Épuise-le...

Ça ne réussissait pas à tout coup. Il arrivait que le maskinongé soit assez fort pour casser le fil de pêche. Mais si je réussissais l'exploit d'en attraper un, je m'empressais aussitôt de susciter le respect de tous les pêcheurs qui étaient au quai en brandissant bien haut mon trophée de pêche. J'étais fier de revenir à la maison avec un maskinongé, trois brochets et tous mes vêtements mouillés. J'avais l'impression que tous les automobilistes se retenaient pour ne pas me klaxonner leur enthousiasme alors que je traversais le pont Duplessis à cheval sur mon vélo. J'étais le roi des pêcheurs, un être humain libre et autonome qui n'avait pas besoin de l'argent et des supermarchés pour manger!

Je me faisais un devoir, évidemment, d'arranger moi-même mon poisson avec mon couteau superbement affûté. J'étendais des vieux exemplaires du quotidien Le Nouvelliste sur la table, coupais la tête, ouvrait le ventre, sortait les tripes, enlevait la peau et ses écailles, puis j'avais quelque chose comme un filet rempli d'arêtes...

-C'est beau ça mon ti-gars, me disait ma mère. M'en va's te l'faire cuire...

J'étais content de voir ma mère économiser des sous pour l'ogre que j'étais. Je dévorais mon poisson même s'il ne goûtait pas nécessairement bon, tout simplement parce que je l'avais pêché, moi et moi seul...

***

Ce matin, il pleut à boire debout. L'armée est en ville parce qu'on anticipe des inondations aux abords du fleuve Magtogoek.

Cette pluie, aussi dévastatrice puisse-t-elle être, me rappelle mes parties de pêche urbaine.

Je pêche peu et pour tout dire jamais. Les eaux sont pourtant moins polluées qu'elles ne l'étaient de mon temps. La truite est revenue dans la rivière Tapiskwan Sipi à la hauteur du site des Vieilles Forges. Ce poisson, contrairement à la barbote qui survivrait dans un bain d'acide, ne peut pas vivre dans des eaux sales et corrompues. On me dit parfois que même la barbote goûte meilleure depuis qu'on a cessé le flottage des billes de bois sur la rivière au milieu des années '80. Je veux bien le croire.

Je me dis que je devrais retourner à la pêche alors que l'enfance m'offrait la chose la plus précieuse qui soit au monde: du temps. Du temps que je ne trouve plus parce que je vous écris des textes stupides, d'une journée à l'autre, sur mon misérable blog.

Misère...

Si dans 30 ans vous voyez un vieux monsieur de six pieds deux deux cent quatre-vingt-dix livres pêcher sur le bord du fleuve ou de la rivière, peut-être que ce sera moi. Ou bien un autre qui aura trouvé du temps pour pêcher lui-même son poisson. Le pêcher lui-même au lieu de l'acheter au supermarché dans le rayon des produits congelés.


2 commentaires:

  1. Très beau récit de ta vie de pêcheur -
    Je ne sais pas pêcher mais ma femme m ' a promis de me l ' apprendre - elle est une sorte de " Golum " ( cupidité en moins ) dévorant le poisson cru et barbotant aux marées basses de La Rochelle à ramasser toutes sortes de bestioles et les mangeant toutes - Je me régale d ' avance et penserai à toi -

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  2. @Monde indien: On a beaucoup d'écrevisses ici sur nos berges mais personne n'en mange. Or, il semble que les Français en raffolent... Idem pour l'anguille. Personne n'en mange. Elle a la réputation de se tenir dans le corps des personnes noyées...

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