Par où faudrait-il commencer? Par quel angle peut-on aborder l'insolite? Je veux dire ce qui n'advient jamais. Autrement, ce ne serait pas insolite... Paradoxalement, si vous êtes témoin d'un événement insolite, eh bien personne ne vous croirait puisque ce genre d'événement n'arrive jamais à personne. Vous passez facilement pour un mythomane d'avoir vu ce que d'autres seulement ont cru voir. Aussi bien vous le conseiller tout de suite, et croyez-moi que c'est un avis judicieux, eh bien, enfin bref, ne dites jamais RIEN à personne! Dès que vous dites quelque chose il s'en trouvera pour vous raconter que vous ne colportez que des bobards, que l'ascenseur ne se rend pas au plafond et toutes ces calomnies qui font honte aux authentiques chercheurs de vérité, ceux qui ne craignant pas de prendre des risques intellectuels, vous comprenez... Ceux qui vont là où personne ne va dans la conscience admise de tous. Vous comprenez? Eh bien, eh bien, oui, moi, moi vrai comme je vous le dis, j'ai été témoin d'un événement insolite. Oh pas insolite comme de voir une grosse créature gluante qui ressemble à un crapaud à face de rat musqué... Non, insolite comme tellement banal que c'est encore plus troublant de faire repousser encore les frontières de l'insolite... Eh bien, eh bien, eh bien ça s'est passé pas plus tard qu'hier. J'étais à l'Auberge des Deux Asperges, là où les chambres des voyageurs ne sont ni belles ni confortables. Les salles de bain ne sont pas crasseuses mais il y manque des tuiles de céramique ça et là, ce qui contribue aussi à l'aspect repoussant que j'attribue à l'Auberge des Deux Asperges. Pour le reste, ils y font de bonnes omelettes aux asperges, surtout quand c'est la saison. Le reste du temps on y vend des hot-dogs, des frites et des boissons gazeuses. Toujours est-il que j'avais loué la chambre 36 de l'Auberge des Deux Asperges. La propriétaire gérait elle-même sa petite affaire. C'était une grosse rousse pas très joviale et plutôt méfiante. Mais elle n'était pas méchante pour autant. Seulement déçue par la vie qu'elle menait. cette pauvre vieille qui aurait souhaité naître sous les palmiers, et qui s'était retrouvé là, au milieu de nulle part, dans un champ à moitié inondé, à deux cent mètres d'une porcherie industrielle... Enfin! Rien d'insolite... Non Rien. C'est que l'insolite banal allait survenir. Oui, Dès que j'eusse rangé mes affaires dans la chambre 6, j'ai vu un vieillard doté d'un seul oeil qui mangeait un bol de céréales en scrountchant fort. Et, à travers ses scrountchements, eh bien il disait: "Calvâsse! El Diable est aux vaches!" Comme je vins pour lui parler, pffuit! Il disparut. Comme ça. Disparu! Je ne l'avais pourtant pas rêvé. Je n'avais pas la berlue. Je savais exactement ce que j'avais vu: un vieux borgne qui mangeait un bol de céréales, bien calé dans sa chaise berçante, et portant une calotte où l'on pouvait lire
Agence Quelquechose je ne m'en souviens plus. Pffuit! Il est là! Pffuit! Il n'est plus là. Et retentit seulement le lugubre écho de ses scrountchements et de ses mots sulfureux: "Calvâsse! El Diable est aux vaches!" Je n'ai pas pu dormir pendant des jours, puis des nuits et enfin des soirs. J'étais obsédé par cet événement et, bien entendu, je n'osai le raconter à personne. Pffuit! Popeye est là! Pffuit! Popeye n'est plus là!!! Non. Vous passez pour un fou d'avoir vu ça. On vous dit Popeye n'a jamais existé. Tu as tout inventé ça mon cher... Aha! Facile à dire... Et pourquoi j'aurais inventé ça? Parce que je voudrais que les gens s'intéressent à moi? C'est mal me connaître. La compagnie des arbres m'est salutaire. Je mange santé. J'ai une bonne hygiène de vie. Je ne suis jamais stressé. Je suis actuaire de formation. Les chiffres, c'est mon domaine, Je suis une calculatrice sur deux pattes. Donc je suis logique. Logique, comme dans deux plus deux font quatre. Ne venez pas me dire cinq. Ou six. Ou que c'est un principe de mort que d'avoir cette logique que deux plus deux font quatre... Dostoïevski,,, N'importe quoi. A-t-il jamais vu un édenté scrountcher ses céréales en parlant du Diable qui est aux vaches? Que nenni. On s'en tient encore un peu trop la réalité courante, celle que personne ne conteste, parce que ces événements insolites arrivent rarement à un homme logique. Or, je puis me targuer d'être logique. Je vis de la logique. On me paie pour ma logique. Quel intérêt aurais-je à narguer les racines très carrées de mon existence de mon enfance jusqu'à ce jour? Donc, si je vous dis que j'ai bel et bien vu un vieux croquer des céréales en appelant le Diable et les vaches, eh bien cela mérite quelque attention. Je ne dis pas n'importe quoi. Les événements ne seraient pas insolites s'ils n'impliquaient qu'ils sortent justement de l'ordinaire. Si je vous avais dit qu'il y avait un dragon, vous m'auriez encore moins critiqué que vous ne le faites pour mon vieillard aux céréales. Parce que le dragon ajoute au merveilleux d'un récit. Il caresse notre côté reptilien. C'est ce que j'en dis. Mais le vieux qui scrountche des céréales! Aha! Ça non! Personne ne me fera croire que cela s'invente... C'est donc indubitablement un événement insolite. Avec lequel je vis. Je devrais même dire avec lequel je suis en état perpétuel de survie. Personne ne veut entendre mon histoire insolite non personne...
Que voulez-vous? Vous me faites mal. Cela suffit! Vous êtes des voyous!
***
Deux préposés tout vêtus de blanc vinrent chercher Monsieur Laiglefin, de Laigletin, Thorvis et associés, C'était un petit monsieur pas très gros qui n'arrêtait jamais de parler et de gesticuler. Tous les jours, il racontait une histoire sur sa logique. Il revenait souvent avec Popeye. Mais il pouvait se montrer tout aussi loquace et, convaincu de logique, pour Roméo l'inventeur du lavabo, Algébrix le druide et autres compas qui étaient apparus subitement pendant un repas ou une sieste. Ça n'avait ni queue ni tête et pourtant Monsieur Laiglefin était sûr que c'était la vérité vraie.
Le soir, il était toujours fatigué, le vieil homme.
Il se tenait le front entre le pouce et l'index et vous disait, sur un ton monocorde:
-Je suis fatigué... tellement fatigué...
Sa famille ne venait jamais le voir.
-Ça me fait trop mal d'el voir légume, disait son fils Bryan, un égocentrique toxique qui avait obtenu la tutelle de son père et dilapidait la fortune familiale dans des orgies à l'Auberge des Deux Asperges.
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