Les premiers habitants de l'Île de la Tortue, appelée à tort Amérique pour rendre hommage à l'Européen Amerigo Vespucci, ne désignaient jamais les lieux par le nom d'une personne. Ils rendaient hommage aux morts en pratiquant un culte des Ancêtres particulièrement rigoureux qui transcendaient notre vision linéaire de l'histoire humaine.
Dans ma ville natale, Trois-Rivières, on peut voir des tas de statues et monuments qui vouent un culte démesuré aux noms propres. La statue de Maurice L. Duplessis, ancien Premier Ministre du Québec, côtoie celle de Monseigneur Laflèche, les bustes de Lavérendrye et Laviolette, le Sacré-Coeur de Jésus-Christ et autres personnages de l'épopée chrétienne. On y chercherait longtemps une statue ou bien une oeuvre d'art pour souligner 12 000 ans de présence humaine sur le territoire.
En fait, les Autochtones ont droit à une représentation sur le monument en l'honneur du Sieur dit de Laviolette que l'on considère à tort comme le fondateur de Trois-Rivières. Sur la plaquette placée sous son buste, près du bureau de poste, on le voit debout près d'une croix. Il est entouré d'Autochtones à genoux qui tendent leurs mains comme des palmes en signe de mendicité et de soumission...
Les Anishnabés, les Atikameks et les Haudenosaunees, pour ne nommer que ceux-là, désignaient les lieux par un nom poétique. La rivière Saint-Maurice s'appelait Tapiskwan Sipi, la rivière de l'enfilée d'aiguilles. Le fleuve Saint-Laurent s'appelait Magtogoek, le fleuve aux grandes eaux. Trois-Rivières, qui demeurent tout de même un nom poétique, s'appelait Métabéroutin, c'est-à-dire le lieu où se déchargent tous les vents.
Au temps des Autochtones, il n'y avait pas de Lac Bouchard, de Ruisseau Tremblay ou de Mont Saint-Hilaire. Tout était désigné par un terme porteur de sens pour le lieu qu'il était sensé représenter. Les Autochtones ne souillaient pas les paysages, les montagnes, les rivières et les lacs avec des noms propres, témoignage de la grande vanité et du manque d'humilité du conquistador européen.
Je suis convaincu qu'un jour la rivière Saint-Maurice et le fleuve Saint-Laurent retrouveront leur toponyme d'origine autochtone. C'est la logique même. Dans un monde où l'on démolit une église catholique par semaine, je serais surpris que la société future tolère longtemps ces formules anachroniques qui rendent hommage à des concepts religieux désuets ainsi qu'à l'hagiographie de l'Ancien Monde.
Qui étaient Saint-Maurice et Saint-Laurent? Qu'ont-ils fait de si particulier pour l'Île de la Tortue? En quoi la rivière Tapiskwan Sipi ou le fleuve Magtogoek ne sont pas des toponymes plus porteurs de sens que ses saints qui ne veulent plus rien dire pour le commun des habitants de ce continent?
Alors que l'on pointe du doigt le mauvais sort et les mauvais traitements subis par les Autochtones au cours de la Conquête européenne, il serait temps de soigner les blessures et de rétablir un tant soit peu ce que l'on a vainement tenté de détruire. Notre devoir de mémoire nous le devons bien plus envers les Autochtones spoliés, dépossédés et parqués dans des réserves que nous le devons envers des saints dont personne ne connaît ni ne veut savoir l'histoire.
Aussi, je demande bien humblement à tous les habitants actuels et futurs de l'Île de la Tortue de rétablir la toponymie autochtone autant que faire se peut, sans attendre la permission des autorités, l'avis de tel ou tel fonctionnaire ou cartographe. La résistance commence maintenant, si vous le voulez bien. En tout cas, pour moi c'est clair que le fleuve Saint-Laurent et la rivière Saint-Maurice sont des termes aussi obsolètes que Three-Rivers peut l'être pour Trois-Rivières.
Désormais, je vis en Tapiskwanie, au confluent de la rivière Tapiskwan Sipi et du grand fleuve Magtogoek. Désormais, je ne voue pas de culte aux noms propres d'une histoire qui n'est pas la mienne. Je remets à l'honneur la part trop longtemps dissimulée de mon héritage autochtone. En tant que Métis de l'Île de la Tortue, je fais le serment de ne plus utiliser les toponymes des conquérants.
Ma culture n'est plus celle d'un chevreuil blessé qui s'est réfugié dans la forêt pour y mourir.
Ma culture sort enfin de la forêt pour répéter, inlassablement, que l'ère de la passivité est terminée.
Comme le disent mes frères et soeurs des Premières Nations partout au pays: idle no more!
Aucun commentaire:
Publier un commentaire