John Kennedy Toole croyait fermement qu'il était un écrivain raté. Il s'est suicidé en 1969 à l'âge de trente-deux ans. On l'a retrouvé dans sa voiture, les fenêtres fermées, avec un tuyau relié aux gaz d'échappement.
Il nous a tout de même laissé un chef d'oeuvre de littérature picaresque, A Confederacy of Dunces. Jean-Pierre Carasso, traducteur français, a préféré le titre La conjuration des imbéciles. Traduit en québécois ça donnerait La ligue des tarlais. Cela dit Carasso a fait du bon boulot à mon avis. Ça sonne un peu comme l'original. Kennedy Toole a été mieux traduit que Kerouac, je vous en torche un papier.
A Confederacy of Dunces n'a été publié qu'en 1980, onze ans après la mort de Kennedy Toole. C'est un roman qui a tout de suite connu un immense succès et reçut même le prestigieux prix Pulitzer à titre posthume en 1981.
Cela dit, on aurait tort de lire ce roman en n'y voyant qu'un témoignage laissé par un suicidé. Il doit bien y avoir quelques liens à faire mais le roman a tellement de qualités en lui-même qu'il pourrait tout aussi bien se passer de la biographie de son auteur.
C'est ce qui fait de ce roman un grand livre, un bon livre, bref un chef d'oeuvre.
John Kennedy Toole avait tort de croire qu'il était un écrivain raté. C'était, tout au contraire, un écrivain accompli.
La conjuration des imbéciles, franchement, c'est décapant.
J'ai lu des tas de romans dans ma vie. Peu d'entre eux m'ont semblé aussi déjantés que celui-là.
Alors que je m'essaie à vous le résumer, je sens tout plein de contradictions m'assaillir. Par où commencer? C'est un roman tellement riche, plein de surprises et de rebondissements que je ne sais plus sous quel angle vous le présenter.
Le plus simplement du monde ça donnerait ceci: un universitaire qui vit seul avec sa mère alcoolique est contraint à se trouver du travail. Le travail l'horripile et on sent bien que cet Ignatius J. Reilly n'est pas à sa place dans ce monde, à l'instar de
Boèce, son auteur préféré, à qui l'on doit la Consolation de la philosophie, un traité écrit en prison juste avant d'être exécuté sous l'accusation de trahison. C'était en 524, pendant le règne de Theodoric le Grand, roi des Ostrogoths...
L'«anneau pylorique» d'Ignatius se ferme à la moindre évocation du mot travail. Cependant il n'a pas le choix d'aller travailler depuis que sa mère, complètement saoule, a rentré dans un pilier qui soutenait un balcon de fer forgé, quelque part dans les vieux quartiers de New-Orleans. Elle devra payer pour ça et Ignatius ne pourra plus passer ses journées à malbouffer, boire du Dr Pepper's et roter comme un porc en se plaignant des caprices de son «anneau pylorique»...
Donc, il travaille d'abord à titre de commis administratif, dans une fabrique de jeans Levi's, avec Gonzales, un gérant gentil mais un peu con et Miss Trixie, une secrétaire vieille et complètement lessivée mentalement. Ignatius correspond avec une péronnelle, Myrna Minkoff, qui ne lui parle que de sexe alors qu'il en semble totalement éloigné sous plus d'un rapport, bien qu'il soit parfois surpris en train de se masturber entre deux gorgées de Dr Pepper's.
Cette Myrna fait un peu penser à Lisa Simpsons. Elle épouse toutes les idéologies à la mode du jour pour mieux relancer Ignatius, qu'elle perçoit comme un conservateur un peu homo qui boit du Dr Pepper's. Et Ignatius manigance toutes sortes de projets pour mieux se gausser de Myrna Minkoff. Il va jusqu'à organiser une Croisade pour la libération des Maures avec les Noirs qui travaillent majoritairement dans l'usine.
Et suite à cela, fiou, tout dégringole et explose en une myriades de récits hallucinants.
Le roman comprend plusieurs scénarios sousjacents qui finissent tous par se rejoindre au fil du récit. Tous les personnages ont un côté bon enfant. Même les méchants s'en tirent bien.
Une intrigue policière est alimentée tout le long du roman. L'agent de police Mancuso est à la recherche d'un individu louche. Son patron trouve que c'est un incapable et lui ordonne de se promener en tutu sur la rue, un déguisement pour trouver cet individu louche. C'est que Mancuso n'arrête que des innocents, dont ce vieux Robichaud, ennemi juré des communistes qui tombe amoureux de la pauvre mère d'Ignatius, suite à une rencontre organisée par la tante de l'agent Mancuso...
Après la Croisade pour la libération des Maures, Ignatius organisera un grand rassemblement d'homosexuels, toujours pour défier Myrna Minkoff.
Et là, fiou, c'est au tour des Levi d'entrer en jeu. Ignatius est soupçonné d'avoir écrit une lettre d'insultes à un client des pantalons Levi's. Et la lettre est signée du nom Levi. Et Levi, le fils, en a tout simplement marre de l'entreprise léguée par son père et ne voudrait qu'aller aux courses de chevaux. Sa femme lui reproche d'être un raté et de saloper l'entreprise de son père défunt. Si ce client n'achète plus les jeans Levi's, c'en est fini! Évidemment, Ignatius est coupable, lui qu'on a congédié suite à sa Croisade pour la libération des Maures au sein de l'usine... À moins que ce ne soit Miss Trixie?
D'une page à l'autre, l'anneau pylorique se resserre. L'entourage de la mère d'Ignatius la presse de faire passer son fils pour un fou.
Imaginez! Il en est rendu à vendre des hot-dogs sur la rue, déguisé en pirate, des hot-dogs qu'il mange avant même que de les vendre, ce qui congestionne encore plus son anneau pylorique...
Et voilà qu'il s'acoquine avec un gaillard amateur de marins qui porte sur sa tête le chapeau de la mère d'Ignatius...
Et l'agent Mancuso... Et funky Jones, concierge noir dans un bar géré par une Sudiste, Lana, où travaille aussi une pauvre fille qui danse nue avec son vieux perroquet...
Et Myrna Minkoff qui s'approche, se rapproche, tandis que Levi veut sauver l'entreprise familiale et forcer sa femme à la raison. La vieille secrétaire Miss Trixie doit prendre sa retraite à l'usine, elle qui souhaite tant s'en aller mais qui a tant besoin de garder son emploi, selon Mrs Levi, pour préserver son estime de soi...
Et New-Orleans qui étouffe Ignatius...
Franchement, La conjuration des imbéciles, ce n'est pas l'oeuvre d'un suicidé mais le chef d'oeuvre d'un écrivain. J'ai ri tout le long et ri de bon coeur qui plus est. C'est à classer dans la catégorie
inclassable.
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John Kennedy Toole, La conjuration des imbéciles, traduit de l'américain par Jean-Pierre Carasso, Éditions Robert Laffont, coll. 10-18, 1989, 478 p.