jeudi 22 septembre 2016

Un gars qui se sentait si bien

Joseph Laflamme n'avait pas de nom ni d'identité pour la majeure partie des gens qui le croisaient dans la rue.

Il se promenait soirs et matins avec des sacs de plastiques débordants de bouteilles et de canettes consignées. Il portait deux paires de pantalons l'une par-dessus l'autre. Celle du dessous était plutôt convenable tandis que celle du dehors était totalement en loques pour une raison qui m'échappe. Était-ce pour avoir l'air encore plus pauvre qu'un pauvre? Ou bien pour tout simplement s'essuyer les mains après avoir fouillé dans les poubelles pour en extirper les objets de sa pathétique convoitise? À vrai dire, on n'en savait rien. On spéculait sur sa deuxième paire de pantalons qui ne tenait que par quelques coutures.

Joseph Laflamme ressemblait vaguement à Socrate. Sauf qu'il était moins loquace. Il ne disait pas un mot et n'avait rien à enseigner et encore moins à prouver. Aurait-il voulu le faire que cela n'aurait pas sonner très bien puisqu'il était totalement édenté. Pourtant, l'animal était capable de croquer une pomme avec ses gencives. Difficile de dire ce qu'il en était de son bilan de santé. Il ne buvait pas d'alcool et ne fumait pas. Comme il marchait beaucoup, il avait des mollets gros comme des troncs d'arbre. Par contre, il s'alimentait mal. Il mangeait surtout des sandwiches de dépanneur et du fromage en crottes. Rien de très gastronomique.

Les agents des services sociaux s'étonnaient de ne l'avoir jamais rencontré. Il y avait une bonne raison à ça. Joseph Laflamme ne demandait rien à l'État et vivait uniquement du produit de la vente de canettes et bouteilles vides. Ça ne lui faisait pas une grosse paie. À peu près trente dollars par jour. Il n'en avait pas besoin de plus pour survivre.

Joseph Laflamme n'avait pas de résidence connue. Il squattait des immeubles désaffectés et autres espaces oubliés. Il dormait sur des piles de carton qui le protégeaient de l'humidité. Il s'enveloppait sous des couvertures crasseuses qu'il trouvait ça et là en faisant ses cueillettes.

À la nuit tombée, après avoir marché des kilomètres et des kilomètres, Joseph Laflamme pouvait enfin se mériter le repos du guerrier.

Seul sous ses draps crasseux, couché sur plusieurs piles de carton, il souriait de penser à la belle vie qu'il menait et en remerciait son créateur.

-Mon Dieu que je mène une belle vie! Mon Dieu que je suis bien, si bien! Pas de télévision, pas de radio, pas de problème... Juste la sainte Paix! Je vais encore dormir comme un bébé... Maudit que j'su's bien! Ça s'peut pas de se sentir bien d'même...

Comme il se félicitait de la vie qu'il menait, comme il le faisait toutes les nuits, il entendit des voix résonner dans le logement désaffecté qu'il occupait alors. C'était de grosses voix d'hommes. Ils avaient des torches électriques et cherchaient visiblement quelque chose ou quelqu'un.

-Tiens! Y'est là el' tabarnak! dit l'un des gros hommes en lui pointant sa lumière dans la figure.

-Heu... dit Joseph Laflamme.

-Qu'est-cé tu fais icitte mon tabarnak? Hein?

Joseph Laflamme n'eut pas le temps de répondre. Il reçut une volée de coups de pieds dans les côtes. Ces hommes étaient méchants et enragés.

-Décrisse mon tabarnak de pouilleux! Décrisse pis r'vient p'us icitte si tu veux pas qu'on t'achève hostie d'trou d'cul!!!

Joseph Laflamme se leva péniblement en tenant ses côtes endolories. Il prit ses jambes à son cou et s'en alla aussi loin que possible pour ne plus avoir affaire à ces brutes.

Cette nuit-là était un peu plus froide que d'habitude. Il lui restait quelques dollars. Il décida de les investir sur un café qu'il but bien au chaud dans une quelconque beignerie du coin ouverte vingt-quatre heures.

-Ça va-tu m'sieur? lui demanda poliment la serveuse en le voyant tenir ses côtes.

-Moui... Moui... répondit-il sans étirer plus longtemps la conversation.

Joseph Laflamme débuta sa cueillette un peu plus tôt que d'habitude. Il n'avait pas le coeur à l'ouvrage ce matin-là d'autant plus qu'il pleuvait. Mais il fallait bien faire avec.

Il se fit un poncho avec un sac vert. Il en traînait toujours sur lui. Il les achetait au Dollarama. C'était, pour tout dire, son seul outil de travail.

Un type bien habillé se sentit un peu triste de le voir si piteux. On aurait dit un comptable ou bien un professeur dans la jeune quarantaine.

-M'sieur... M'sieur... J'ai d'quoi pour vous... Prenez!

Joseph Laflamme tendit sa main et fût étonné d'y voir tomber un billet de vingt dollars.

-C'est beaucoup trop ça m'sieur...

-C'est rien... Bonne journée m'sieur...

La journée ne commençait pas si mal après tout.

Joseph Laflamme remercia le Seigneur de pourvoir une fois de plus à ses besoins sans qu'il n'ait à demander quoi que ce soit.

Sa cueillette fût d'autant plus excellente qu'il trouva cinq grosses cruches d'eau de source vides dans un bac de recyclage. Ces grosses cruches lui firent toucher une consigne de 50$. À la fin de la journée, Joseph Laflamme compta plus de cent vingt-trois dollars et quarante-cinq cents: une fortune pour tout dire.

Il se souvint qu'il y avait une église désaffectée dans le secteur de Cap-de-la-Madeleine. Il arracha un panneau de bois qui barricadait l'une des fenêtres puis pénétra dans l'église en prenant soin de tout refermer derrière lui pour que personne ne soupçonne sa présence.

Il se fit une couche avec des boîtes de carton. Et trouva même de vieux rideaux dans lesquels il s'enveloppa pour la nuit.

Il était fatigué. Il avait mal aux côtes. Mais il se sentait toujours tout aussi reconnaissant envers la vie et envers son Dieu.

-Merci mon Dieu... Quelle belle vie je mène... Jamais de tracas... Maudit que j'suis chanceux de vivre une vie d'même... C'est pas créyable... Merci mon Dieu... Merci...

Puis il s'endormit sur cette pensée et ronfla comme un loir sans se soucier des souris qui se promenaient autour de lui.




***

Post-scriptum:
Ce récit est inspiré d'une nouvelle de Tchekhov dont le titre m'échappe. Je l'en remercie où qu'il soit ou ne soit pas.





2 commentaires:

  1. Tu m ' donnes envie de lire le Tchekov que je connais presqu ' pas -
    En tous cas merci à toi pour ta ptit' nouvelle qui me réjouit l ' après-midi -

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  2. @Monde indien: Cette nouvelle de Tchekhov me trotte dans la tête depuis des semaines... Pas moyen de me souvenir du titre... Je suis obligé d'écrire une nouvelle histoire pour chasser l'ancienne... C'est un vieux Russe qui dort dehors à la belle étoile, dans la boue, et qui prétend mener la plus belle vie du monde. Tchekhov n'en revient pas...

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