vendredi 14 mars 2008

Funambulisme

Je reçois mon lot d'insultes hebdomadaires provenant presque toujours d'auteurs qui se donnent tout le courage que permet l'anonymat. Ce n'est pas que je me nourrisse d'illusions à mon égard, mais ces idiots tirent toujours à côté de la cible.

Le cas typique c'est celui qui s'est mis en rogne pour une ou deux farces que j'ai écrites sur les ultranationalistes, histoire de détendre l'atmosphère. Il n'y a pas moyen de rire de ses amis, et encore moins des amis du peuple. Je me mérite alors des courriels délirants sur l'histoire du Québec revue et corrigée à la sauce du jour, des épopées glorieuses et des peccadilles montées en épingle, de la vraie christ de marde.

S'il s'acharne, mon détracteur anonyme va googler mon nom pour me répliquer aussitôt que je suis un maudit chef d'orchestre de l'armée canadienne, un informaticien, un garagiste, un pasteur, un représentant de l'association des détenus, un assisté social, un artiste pauvre, un libertarien, un pro-guerre en Irak, un conservateur, un libéral, un anarchiste, un polygraphe, etc. Bref, il est complètement dans le champ. Il y a plusieurs Gaétan Bouchard sur Google, même si c'est dur pour moi de l'admettre. De tous les Gaétan Bouchard, je suis sans doute celui qui a le plus beau style littéraire. Je me permets cette vanité.

Le Cardinal Richelieu disait qu'il ne lui suffisait que d'une phrase pour faire pendre un homme. J'écris des centaines de phrases tous les jours sur l'Internet sans craindre le gibet. J'ai le goût du risque et de l'aventure. Je suis un funambule sans filet. Zarathoustra m'aurait apprécié.


Tiens voici un extrait:

Mais alors il advint quelque chose qui fit taire toutes les bouches et qui fixa tous les regards. Car pendant ce temps le danseur de corde s’était mis à l’ouvrage : il était sorti par une petite poterne et marchait sur la corde tendue entre deux tours, au-dessus de la place publique et de la foule. Comme il se trouvait juste à mi-chemin, la petite porte s’ouvrit encore une fois et un gars bariolé qui avait l’air d’un bouffon sauta dehors et suivit d’un pas rapide le premier. « En avant, boiteux, cria son horrible voix, en avant paresseux, sournois, visage blême ! Que je ne te chatouille pas de mon talon ! Que fais-tu là entre ces tours ? C’est dans la tour que tu devrais être enfermé ; tu barres la route à un meilleur que toi ! » – Et à chaque mot il s’approchait davantage ; mais quand il ne fut plus qu’à un pas du danseur de corde, il advint cette chose terrible qui fit taire toutes les bouches et qui fixa tous les regards : – le bouffon poussa un cri diabolique et sauta par-dessus celui qui lui barrait la route. Mais le danseur de corde, en voyant la victoire de son rival, perdit la tête et la corde ; il jeta son balancier et, plus vite encore, s’élança dans l’abîme, comme un tourbillon de bras et de jambes. La place publique et la foule ressemblaient à la mer, quand la tempête s’élève. Tous s’enfuyaient en désordre et surtout à l’endroit où le corps allait s’abattre.

Zarathoustra cependant ne bougea pas et ce fut juste à côté de lui que tomba le corps, déchiré et brisé, mais vivant encore. Au bout d’un certain temps la conscience revint au blessé, et il vit Zarathoustra, agenouillé auprès de lui : « Que fais-tu là, dit-il enfin, je savais depuis longtemps que le diable me mettrait le pied en travers. Maintenant il me traîne en enfer : veux-tu l’en empêcher ? »

« Sur mon honneur, ami, répondit Zarathoustra, tout ce dont tu parles n’existe pas : il n’y a ni diable, ni enfer. Ton âme sera morte, plus vite encore que ton corps : ne crains donc plus rien ! »

L’homme leva les yeux avec défiance. « Si tu dis vrai, répondit-il ensuite, je ne perds rien en perdant la vie. Je ne suis guère plus qu’une bête qu’on a fait danser avec des coups et de maigres nourritures. »

« Non pas, dit Zarathoustra, tu as fait du danger ton métier, il n’y a là rien de méprisable. Maintenant ton métier te fait périr : c’est pourquoi je vais t’enterrer de mes mains. »

Quand Zarathoustra eut dit cela, le moribond ne répondit plus ; mais il remua la main, comme s’il cherchait la main de Zarathoustra pour le remercier.


Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Première partie, chap. 6

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