Je me plais à croire que le culte que je porte envers la Beauté m'a sauvé du monde.
Dostoïevski, dont je suis le fidèle lecteur depuis des temps devenus immémoriaux, m'a enseigné que la Beauté sauvera le monde.
À cette époque, j'étais plutôt un puceau révolté qui tenait plus des personnages des Possédés de Dostoïevski. J'était ni plus ni moins un «ange exterminateur» prêt à faire oeuvre de rénovation sociale comme on joue à Risk ou Stratego. Les pertes se comptent en pions et jamais en vies humaines. L'idéalisme nous monte à la tête et détruit un peu le coeur au passage. À moins que le destin ne vous ramène vers la Beauté. Alors l'idéalisme cédera volontiers la place au coeur. Et peut-être à l'Amour.
Je sais qu'il y a beaucoup de majuscules depuis le début de ce texte. Je sais aussi que Victor Hugo abusait des majuscules et voyait partout cet incommensurable abîme qui nourrissait son art et sa poésie.
Ce ne sont pas Dostoïevski et Hugo qui m'ont sauvé de quoi que ce soit. Mon sauvetage, je le dois à des humains bien plus humbles et souvent anonymes, c'est-à-dire aux autres.
Plus jeune, je trippais fort sur l'écrivain Jack London. Pour les mauvaises raisons. Parce que comme lui je me disais que tout me réussirait à force d'efforts et de volonté. J'allais me payer de «grandes études»(sic!) avec mon salaire de préposé aux bénéficiaires. Je travaillerais jour et nuit pour mon triomphe, prêt à y mettre cent heures par semaine, au détriment du sommeil, avec l'aide d'un peu de vin de dépanneur pour demeurer combattif, éveillé et vivant.
Puis j'ai planté. Parce que c'était trop tout ça. Surtout mes études à la faculté de droit à l'Université Laval. De nuit, j'emballais des macchabées dans des linceuls et les emportais à la morgue. De jour, j'étudiais le concept de baux emphytéotiques en droit commercial. J'étais seul à Québec, sans vraiment d'amis ni d'amour. Je vivais en théorie plus qu'en pratique.
Puis, subtilement, le concept de l'amour a pris de la chair et de l'âme en moi.
J'ai pris conscience que sans les autres nous ne sommes rien.
Jack London lui-même s'en était rendu compte lors de la crise économique de 1894. London se croyait un surhomme nietzschéen du monde ouvrier qui allait devenir Gatsby le magnifique par sa propre volonté et propre détermination. Il réalisa plutôt que même le plus fort pouvait être considéré pour rien dans une société comme la nôtre. La crise le projeta au chômage, presque tout nu dans la rue, parmi des millions d'autres humains survivant au capitalisme sauvage. Dès lors, il devint socialiste. Parce que cette société-là n'a pas de sens si elle jette même ce qui est bon, fort, utile.
Évidemment, le point de vue utilitaire m'importe peu. J'ai délaissé la lecture de Jack London pour son recours trop récurrent aux concepts sociaux. Il était à son meilleur dans ses nouvelles à propos de la ruée vers l'Or. Des nouvelles où la vie peut se montrer aussi cruelle que sublime.
Il a fallu que je les lise tout un été au Yukon, dans l'environnement où il situait ses nouvelles, pour en apprécier toute sa beauté.
Dostoïevski, Hugo, London... Je m'égare encore.
Où en étais-je?
Je vais couper court.
Je ne suis rien sans l'amour.
Rien sans la Beauté.
Rien sans les autres.
Ces leçons que j'ai apprises de vous tous et vous toutes me semblent fondamentales.
Tout le reste c'est de la pure connerie.
J'essaie parfois de m'y intéresser.
J'apporte ma contribution au débat public.
Mais ce n'est pas là que je trouve ma quiétude et mon bonheur.
Il faut sans doute sortir ses vidanges parfois.
Il faut faire des trucs désagréables, bien sûr.
C'est la vie.
Je souhaite seulement de ne jamais être comme ce poète qui contemple le naufrage au loin les pieds bien au sec sur la plage. Ce poète qui pleure et qui clame de ne pas regarder les noyés mais lui qui souffre de les voir se noyer... Combien de ces narcissiques pleurnichards nous empoisonnent l'existence? Au lieu de pleurer sur vous-mêmes, prenez un kayak et allez sauver les noyés. On s'intéressera à vos sentiments ensuite si vous le voulez bien. Ayez du moins la délicatesse de ne pas vous croire dans un état encore plus lamentable que tous ceux et celles que vous auriez pu aider autour de vous sans même faire trop d'efforts.
Je paraphrase du grand Dostoïevski évidemment. C'est tiré du roman Les frères Karamazov.
Ce satané Dostoïevski avait trop bien sondé l'âme humaine...
Si vous vous êtes rendus jusqu'ici, c'est que vous me lisez encore.
Voici donc votre récompense.