dimanche 24 juillet 2016

Bernie Moses du Lac Moose

Une brume apaisante flotte au-dessus du lac. Si l'aube n'avait pas cette apparence fantomatique on n'y trouverait rien de mystérieux. Du coup, les états de grâce seraient amoindris. C'est du moins ce que se dit Bernie en son for intérieur. Bernie qui n'a pourtant rien d'un poète et encore moins d'un pelleteur de nuages. À vrai dire, Bernie Moses n'a l'air de rien et c'est probablement pour cette raison qu'il est heureux.

On trouve peu d'humains dans le secteur du Lac Moose. Le plus proche voisin de Bernie Awachiche a un camp de chasse à dix kilomètres au Nord. Bernie ne le voit qu'à l'automne et c'est à peine s'ils se parlent lorsqu'ils se croisent.

-Wachiya! Vous r'venez pour la chasse, hein?

-Wachiya! Ouais... répondaient les trois ou quatre chasseurs Cris.

-Bonne chasse!

-Migwetch m'sieur!

Et ils repartaient sur leur quatre roues.

Pourquoi le vieux Bernie, car il était vieux depuis toujours, pourquoi s'est-il enfoncé si loin dans le bois, au milieu de nulle part? Eh bien la réponse se trouve dans cette brume apaisante qui flotte au-dessus du lac, mais aussi dans le chant des oiseaux, le bruissement des feuilles, l'absence presque totale de sons humains. Bertrand entend quelques détonations de fusils l'automne pendant une ou deux semaines puis c'est terminé pour une année de plus. Les Cris chassent de moins en moins dans le secteur. Leurs enfants passent tout leur temps sur l'Internet.

Aussi curieux que cela puisse paraître. le vieux Bernie. puisque je vous répète qu'il est vieux. n'a pas de véhicule. Il a fait sienne cette vieille superstition autochtone selon laquelle l'homme ne doit pas faire usage de la roue pour piétiner la terre sacrée. Ce qui explique en partie pourquoi les autochtones de l'Île de la Tortue refusaient cette invention qui nous semble aller de soi. Le Grand cercle de la vie ne peut pas être détourné de sa vocation spirituelle. Bernie  en conclut que l'homme moderne ne respecte plus rien. Il n'y a plus de vrais humains. Il n'y a plus d'Eeyous.

Il y a pourtant des contradictions chez ce bon vieux Bernie. Il possède un téléphone satellite et un radio-émetteur. Il s'en sert pour placer des commandes sur la réserve qui lui envoie des provisions de temps à autres par hélicoptère.

Le chef de la réserve, son neveu en l'occurrence, a une procuration pour gérer les affaires bancaires de son oncle Bernie qu'il allait voir au moins une fois par année pour lui faire signer plein de la paperasse. Son neveu est d'ailleurs avocat et a obtenu quelques centaines de millions pour sa tribu après que les Blancs eurent bâti un barrage sur leur territoire sans leur consentement. Tout le monde vit théoriquement mieux depuis ce temps-là et le neveu de Bernie fût prier de devenir leur chef. même s'il passe le plus clair de son temps dans son jet personnel, entre Montréal et Vancouver, à discuter de points de droit sur les revendications des Premières Nations.

Évidemment, je m'égare un peu.

L'essentiel, c'est encore cette brume apaisante qui flotte au-dessus du Lac Moose. C'est le souffle du vent qui fait bruire les feuilles. C'est le hululement des hiboux. La plainte des caribous. Le sifflement de la bouilloire sur le feu qui rappelle que c'est l'heure du thé.

-Ah! Un bon thé! Y'a-t-il quelque chose de mieux qu'un bon thé? se dit Bernie en lui-même.

Puis, aujourd'hui comme hier. Bernie contemple son royaume.

Et il s'y trouve bien, loin du monde et de ses machinations, loin de ses nouvelles, loin de ses désordres.

Un jour, il mourra. Avec de la chance il sera inhumé là où il se trouve lorsque l'on retrouvera son corps inerte dans sa cabane perdue au milieu de nulle part.

La brume apaisante flottera encore sur les eaux du Lac Moose.

Et son esprit rejoindra celui de ses ancêtres.

Et alors, comme Bernie le dit lui-même, il sera pour toujours le gardien et le protecteur des lieux.

Quiconque voudra s'en prendre à son lac aura affaire au fantôme de Bernie.

Même le Windigo fera pâle figure en comparaison.

Mais laissons-la ces fantasmes de vieil indien solitaire.

Il reste encore du thé et bien des heures à contempler chaque petit détail de la vie pour y trouver encore plus de questions sans réponses.


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