Il est difficile de savoir ce qui se passe vraiment dans la tête d'un fou. Pour le savoir, il faudrait l'être.
Or, Carl Langelier était un fou. C'était un fou solitaire, comme tant d'autres fous, qui parlait à son double, un être vil et méprisable qui lui conseillait toutes sortes d'actions plus déconcertantes les unes que les autres.
-Tu devrais mettre le feu à cette poubelle... Il y a plein de papiers dedans... Ça va faire un beau feu de joie et, avec de la chance, ça pourrait incendier tout le quartier...
Ne faisant jamais ni une ni deux, Carl obéissait à son double.
-Mettre le feu... Mettre le feu... Oui... se répétait-il, comme un robot, en faisant craquer des allumettes au-dessus des papiers qui, bientôt, faisaient jaillir des flammes.
-Cours imbécile! Cours! lui recommandait son double. Ce n'est pas le temps de rester là!
-Oui... Courir... Courir...
Carl partait à courir. évidemment, pour aller mettre le feu à une autre poubelle, puis à un tas de feuilles, et même au tuyau d'échappement d'une automobile.
Le lendemain, les policiers laissaient entendre qu'un pyromane fou furieux sévissait au centre-ville. Ils croyaient même que ce pyromane serait derrière des incendies qui avaient tué trois personnes et défigurées à vie deux autres.
Carl et son double s'en réjouissaient tout en dévorant leur repas au Centre Le Cave, une ressource pour personnes dites en situation de rupture sociale.
Le Centre Le Cave accueillait tous ceux qu'on n'aurait pas laissé entrer chez-soi pour rien au monde.
On aurait pu reprocher au Centre Le Cave de regrouper tous ces gens-là sous une même enseigne. Il y avait tout de même un insigne avantage. Nous savions au moins qu'ils étaient tous plus ou moins là. Ça évitait aux forces de l'ordre de chercher longtemps dans toutes les maisons de chambre misérables et glauques du centre-ville. Et puis l'on peut dire que le Centre Le Cave en récupérait un ou deux de temps à autres, ce qui est mieux que rien.
Enfin! Nous ne ferons pas le procès du Centre Le Cave, ni son panégyrique. Disons simplement que Carl Langelier se trouvait là depuis au moins deux mois.
Cet homme dans la cinquantaine, toujours accompagné de son ami imaginaire, n'en était pas à ses premières frasques. Sa vie avait été une longue suite d'actes violents, gratuits et inexpliqués. La drogue, l'alcool et même la sobriété n'y changèrent jamais rien. Carl Langelier était sous l'emprise d'un démon qui ne le quittait et ne le quitterait jamais.
On a fini par l'arrêter une fois de plus. C'était suite à une agression qu'il avait commise au centre-ville.
Langelier marchait sur les trottoirs avec un marteau. Allez savoir pourquoi il se prenait pour Thor ou bien Nietzsche.
-Tu dois frapper quelqu'un avec ce marteau! Frappe la tête de quelqu'un avec ce marteau! Oui! lui répétait son petit démon intérieur, ce salopard insensible.
-Je dois frapper quelqu'un à coups de marteau! répétait Carl en déambulant sur les trottoirs. Je dois frapper quelqu'un à coups de marteau!
Une vieille dame d'à peu près quatre-vingt-douze ans, frêle et branlante, claudiquait lentement devant lui. Tout être à peu près sain d'esprit n'aurait pas cette idée de lui fracasser le crâne pour rien. Mais Carl Langelier n'était pas comme tout le monde, vous voyez, et c'est sans retenue qu'il abattit son marteau trois ou quatre fois de suite sur l'occiput de la pauvre dame.
Heureusement qu'elle mourut sur le coup. Un crâne n'est jamais aussi solide qu'on ne l'aurait cru.
Carl Langelier contempla son oeuvre avec l'étrange fascination du fou qu'il était. Il avait les yeux révulsés et de la bave aux commissures des lèvres. Rien pour inspirer confiance et confidences.
Mo Lampron, un homme un peu gras du bide, arriva un peu tard pour sauver la pauvre vieille. Par contre, on peut qualifier d'acte de bravoure le fait de lui avoir asséné quelques solides coups de poings et coups de pieds. Langelier en perdit son marteau et la possibilité de commettre un autre meurtre.
-Ayoye! Ayoye! qu'il criait, Carl Langelier. Tu m'fais mal mon calice de mongol!
-Ta gui-yeule mon tabarnak! Hostie d'fou d'calice! lui répliqua Mo Lampron sans retenir ses coups.
Le gras du bide se laissa choir sur Langelier et lui fit une solide clé de bras en attendant l'arrivée des policiers qui ne s'étonnèrent même pas du drame.
-Ce christ-là on l'met en prison une fois par mois... Là, i' d'vrait nous crisser la paix pour une couple d'années... On d'vrait les enfermer... Pourquoi qu'on les laisse aller lousses ces hosties d'fous-là?
-Vous m'faites mal! criait encore Langelier. Mes hosties d'chiens! Vous m'faites mal avec vos menottes!
-Mords leurs mains! lui répétait son double. Mords-les n'importe où mais mords-les!
Jack Provost, un vieux policier à deux ans de sa retraite, se chargea de faire taire Langelier et son double en lui plantant le crâne sur le trottoir deux ou trois fois.
-Ta gui-yeule mon tabarnak! qu'il lui dit en lui écrasant le caillou contre le béton.
On ramena Langelier en prison, évidemment.
Le lendemain, il était inculpé de meurtre non prémédité.
Le surlendemain il rencontrait un avocat de l'aide juridique.
Au bout d'une semaine, Daniel Provencher, intervenant au Centre Le Cave, reçut un appel à frais viré de la prison. C'était Carl Langelier.
-Vous avez un appel à frais virés de...
-CARL LANGELIER! cria Carl Langelier.
-Acceptez-vous les frais?
-Non, répondit Daniel Provencher.
Avec raison. Le Centre Le Cave ne disposait pas de budget pour ce genre d'appels à frais virés.
Suite à quoi, plus personne n'entendit parler de lui dans le patelin.
Son procès eut lieu dans une autre région, compte tenu que tout le monde voulait le lyncher dans cette ville où il avait tué une pauvre vieille à coups de marteau et mit le feu à deux résidences où il y avait eu trois morts et deux personnes défigurées à vie.
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