Il n'y a jamais eu de place pour les intellectuels au Québec. Il n'y en aura probablement jamais. Notre société est fondée sur du toc, comme la plupart des communautés humaines j'imagine. Tout ce qui brille n'est pas or nous dit le proverbe. Pourtant, le monde dit ordinaire ne s'intéresse qu'à ce qui brille. C'est-à-dire à ce qui remporte la caution morale des baveux. Que ce soit de l'or ou que ce n'en soit pas importe peu. On aimera ce que tout le monde aime et on détestera ce que tout le monde déteste. C'est la loi dite du moindre effort. Pourquoi faudrait-il s'efforcer à comprendre quelque chose à ce monde? Les intellectuels sont anxieux et on les choisit toujours les derniers pour jouer une partie de ballon-chasseur. Qui voudrait partager le sort de ces abrutis qui veulent changer un monde qui ne veut pas changer? Franchement, on a mieux à faire que de lire des livres tabous et de prendre au sérieux les visions apocalyptiques des laiderons à lunettes. L'essentiel est visible pour les yeux: ça se mange, ça se boit, ça se suce et ça se digère. Les concepts, les idées et les opinions, c'est bon pour ceux que personne n'aime de toutes façons.
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Ce paragraphe me permet de vous introduire cavalièrement à mon sujet du jour. J'ai promis dans un vieux billet écrit le mois dernier que je vous parlerais bientôt de La Scouine d'Albert Laberge. Je me suis fait attendre et je suis convaincu que cela ne vous a pas empêché de dormir.
Je compte mes lecteurs presque sur le bout des doigts. Pourtant, je m'évertue à vous servir comme si vous étiez des millions. C'est que je suis moi aussi un satané intellectuel. Un type qui a toujours les deux pieds dans la marge et qui considère Rimbaud, Nietzsche et Albert Laberge pour des hérauts de la littérature.
Les trois n'ont publié qu'une centaine d'exemplaires de leurs livres et n'avaient pas mille lecteurs de leur vivant. Néanmoins, on peut les considérer pour des génies si l'on se tient dans la marge...
Le message que porte ce trio d'auteurs est tellement intense qu'un esprit raffiné ne peut pas l'ignorer, sachant à l'avance que le plus bas dénominateur commun est ce qui se veut utile au plus grand nombre, dont les horaires de chemins de fer et les annuaires téléphoniques.
A-t-on besoin d'un poète, d'un philosophe ou d'un conteur de génie? Pas du tout. Ce n'est pas avec ce genre de trucs qu'on fait une piastre.
Albert Laberge est une créature à part de la littérature québécoise. On trouve sous sa plume les prémisses de notre modernité littéraire. C'est encore un écrivain d'aujourd'hui et du futur, comme c'est le cas pour Rimbaud et Nietzsche, d'où leur génie transcendant toutes les époques.
Albert Laberge vivait au temps de la curetaille catholique et de ses interdictions intégristes. Comme il est né en 1871, vous imaginez sans aucun doute que c'était une sale époque pour avoir une tête bien faite qui s'exprime librement. Aussi débuta-t-il dans sa carrière d'homme de lettres par son renvoi du Collège Sainte-Marie de Montréal pour avoir lu des livres interdits: Zola, Maupassant, Hugo, nommez-les tous.
Au lieu de se morigéner lui-même en se rendant à ses devoirs d'obéissance envers notre très sainte merde l'Église, Laberge prit le parti de devenir un auteur dit pornographique par tous les curés, évêques et pédophiles du Québec.
Pourtant, il n'y avait rien de pornographique dans son oeuvre. Rien qui ne soit vrai et bien raconté, simplement, avec même une certaine sobriété de détails. Laberge avait osé écrire qu'une dame faisait l'amour avec un type sur une botte de foin et voilà que les censeurs de l'Église montaient sur toutes les chaires pour dénoncer ce pitoyable auteur qui n'a jamais publié plus de cent exemplaires de ses livres, dont La Scouine, un roman où il décrit la misère et le cynisme des habitants de la campagne qui se mangent la couenne sur le dos à l'ombre du clocher. Laberge n'était pas pornographique: il pointait du doigt la misère sociale des ouailles catholiques.
Alors que d'autres romanciers de son temps vantaient la très sainte merde l'Église et son troupeau d'idiots obéissants, Albert Laberge secouait leur joug et criait son mépris de ce pain sûr et amer marqué d'une croix que tout le monde se devait de manger sans jamais remettre en question la médiocrité de la vie qu'on leur faisait mener.
On le dit près de Maupassant en termes d'écriture. Ce n'est pas tout à fait faux. Mais il y a plus encore puisque c'est à nous, Québécois et Québécoises, que Laberge s'adresse directement et sans détours.
Je ne me suis pas encore tapé toute son oeuvre et, croyez-moi, cela ne saurait tarder.
J'ai trouvé en Laberge un frère d'esprit et de combat.
Je suis tombé la semaine dernière sur un conte de Laberge via une anthologie des conteurs canadiens-français publiée par les bons soins d'Adrien Thério. Le conte s'intitule Mame Pouliche et relate la vie sale et désolante d'une femme de ménage condamnée à laver les crachoirs et les toilettes dans une compagnie de marchands d'assurances. Laberge, que l'on dit pornographe et mauvais chrétien, nous fait pourtant ressentir bien plus de compassion et d'humanité pour cette pauvre femme que pouvaient en avoir tous les mafieux catholiques de son temps envers les pauvres et les opprimés.
Évidemment, La Scouine de Laberge a été porté au programme des lectures obligatoires au collégial par toute une flopée d'intellectuels québécois qui manifestent dans les rues pour y prêcher la révolution,,,
D'aucuns voudraient bien que les curés reviennent enseigner à notre belle jeunesse québécoise les joies de l'obéissance et de la sodomie passive.
À défaut de curés, comme il ne s'en produit plus beaucoup, on pourrait à tout le moins remplacer les profs de gauche par des enseignants conservateurs qui n'ont pas perdu la foi ni le fouet.
Finalement, je vous déconseille de lire Albert Laberge si vous souhaitez être choisi en premier pour une partie de hockey ou de ballon-chasseur. Même si Laberge a surtout gagné sa vie en tant que chroniqueur sportif et critique d'art de La Presse, un journal qui a déjà été un peu à gauche en plus d'avoir été un temps le plus grand quotidien francophone d'Amérique du Nord.
Vous pouvez d'ailleurs relire ses chroniques sportives en microfiches dans toutes les bonnes bibliothèques de la province, à moins que vous n'ayez pas de temps à perdre, comme moi et toute une flopée de mécréants qui ne vouent pas un culte à l'argent et méprisent toute forme d'autorité.
Le cinéaste Pierre Jutras aurait, par ailleurs, tourné un film à propos d'Albert Laberge, Le film s'intitule Lamento pour un homme de lettres et met en vedette le comédien Gilbert Sicotte, Je n'ai jamais vu le film, pour dire vrai, Il a été tourné en 1987, Et je ne sais pas ce que je donnerais pour mettre la main dessus...
Je passerai donc une belle année 2015 grâce à Albert Laberge qui me nourrira intellectuellement plus que je n'en demandais. Je vais pouvoir lire ses contes, ses chroniques et ses lettres, si cela se trouve, bien entendu.
Comment pourrais-je ne pas ressentir de sympathie pour un écrivain qui ne publiait jamais plus de cent exemplaires de ses oeuvres, opuscules qu'il donnait à des personnes choisies, se souciant peu de devenir populaire ou bien adulé par l'élite crasseuse du Québec?
grand merci! tu me donnes le goût d'en savoir plus sur Albert Laberge que je n'ai encore jamais lu et dont je ne connaissais guère du roman que le titre...
RépondreEffacerpour le film dont tu parles, il semble qu'il soit possible d'en faire le visionnement à la Cinémathèque Québécoise, si jamais tu passes par là: LAMENTO POUR UN HOMME DE LETTRES [FILM]
Merci Le plumitif. Ils ont peut-être le film à la bibliothèque municipale de mon grand village... Sinon, je crains de ne pas me rendre dans la métropole avant un bon bout de temps. Je n'y ai pas remis les pieds depuis 1997 pour tout dire et, honnêtement, cela ne me manque pas trop. Si j'y retourne un jour, ce sera pour manifester.
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