Il était plutôt facile de le traiter de larbin, d'autant plus qu'il s'appelait Lars Bain. Lars étant son prénom d'origine scandinave et Bain son patronyme de casque de bain. De plus, c'était vraiment un casque de bain, dans tous les sens du germe, chauve comme un oeuf, les paupières pesantes d'un gars dans la quarantaine, bref une vraie tête de Fétide, celui qui joue le rôle du connard dans la Famille Adams.
Lars Bain puisait ses infos sur les lignes ouvertes d'une radio poubelle ou bien dans la bouche du célèbre trou du cul Mario Dufront, un ex-politicien converti en majorette du petit écran. Pour Lars Bain, les syndicats, les pétitions et les manifestations n'étaient que des obstacles à la création de richesse, ce qui le faisait suer parce que, justement, Lars Bain n'était pas très riche. Il occupait un poste de journalier dans un quelconque camp de travail où l'on ne payait jamais les heures supplémentaires à temps et demi. On y payait les heures régulières aussi peu que possible à cause de la maudite gauche qui empêchait la compagnie de faire ce qu'elle voulait. C'était, par ailleurs, une compagnie spécialisée dans la fabrication de toitures. Toitures Québécoises que cela s'appelait. Les esprits malintentionnés, tous ceux qui se disent à gauche et refusent de faire des heures supplémentaires payées à temps régulier, eh bien ils s'amusaient à se gausser de la shop en la surnommant Tortures Québécoises.
Évidemment, Lars Bain n'avait jamais voulu signer sa carte de membre du syndicat quand l'un de ces crottés était venu faire du maraudage à l'atelier.
-Les syndicats? disait Lars Bain, c'est juste bon pour les lâches pis les paresseux! Regardez les travailleurs de la ville, sont payés cher en sacrament pis ils peuvent prendre toutes sortes de congés, temps et demi et même temps double sur les heures supplémentaires! Pis c'est payé avec l'argent de mes taxes! J'ai de la misère à faire mes paiements sur mon char pis ma maison pis eux autres sont gras dur à cause du maudit syndicat de marde! J'en veux pas, moé, des syndicats!
Son boss non plus n'en voulait pas et on ne peut même pas dire qu'il appréciait Lars Bain. Il l'aurait calissé dehors comme tous les autres s'il était devenu moins performant, malade ou bien dépressif.
Son boss s'appelait Monsieur Réal. Et personne n'aurait pu l'appeler autrement que Monsieur.
Ce gros plein de marde de Réal appelait tous ses employés Jos, Chose ou Ti-Gars. Il n'avait pas de mémoire mais il avait de l'argent. Donc, Lars Bain lui pardonnait tout.
-En faites-vous de l'argent? qu'il disait aux critiqueux, ce satané Lars Bain. Non hein? Vous en faites pas? Si vous en faisiez vous comprendriez Monsieur Réal!
Mario Dufront pensait justement la même chose et rappelait constamment à ses auditeurs qu'il est tout à fait normal de fendre le front d'un manifestant à coups de matraque, voire de couper le fonds de pension de celui qui tenait la matraque. Il fallait être juste avec tout le monde, voyez-vous, et couper dans le gras, c'est-à-dire couper chez tous ceux qui manquaient de mansuétude envers les Monsieur Réal de ce monde.
Les assistés sociaux étaient bien sûr des parasites et les paradis fiscaux une conséquence de cette infamie. Pourquoi les gens d'affaires et les petits travailleurs devraient payer pour tout le monde, hein?
Lars Bain votait libéral, bien entendu, et il ne savait pas trop lire ni écrire ni décrire ni rire.
Il était toujours sérieux comme un pape, Lars Bain, et sa femme, une maudite folle de féministe, le trompait fréquemment avec des voyous artistes ou BS pleins de marde qui sont poètes aux heures des autres.
Il endurait ça pour ne pas se faire laver. Une maison, un char, une famille: tout ça demande beaucoup de pognon et les maudites folles seront toujours des maudites folles.
Entre nous, chez Tortures Québécoises, nous le prenions un peu en pitié ce pauvre con. D'autant plus que c'était le seul qui n'avait pas signé sa carte pour devenir membre de la CSN.
La CSN! La plus communiste des centrales... Lars Bain en avait eu le souffle coupé. Il tenta tant bien que mal de mettre un frein à la syndicalisation de sa shop, en citant abondamment Mario Dufront et tous les larbins de sa radio-poubelle préférée.
Le syndicat avait tout de même passé à son grand dam.
Après un lock-out de quarante-huit heures, Lars Bain avait vu son salaire augmenté de deux dollars de l'heure. Désormais on allait lui payer son temps supplémentaire à temps et demi, double et même triple s'il le fallait, au grand désespoir de Réal Cadorette, le boss de Tortures Québécoises qui dut s'engager un spécialiste des relations de travail parce qu'il ne savait manifestement pas parler à ses employés comme du monde. Cadorette, anciennement appelé Monsieur Réal, avait mangé pas mal de marde depuis que la CSN était rentrée dans sa shop et ses malheurs étaient loin d'être terminés. Comme ceux de Lars Bain.
Que voulez-vous? Le monde et les temps changent, même si Mario Dufront continue de débiter ses conneries au très petit écran.
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