Luc Tamerland a toujours fui les mondanités. Il est comme ça depuis toujours. Et comme il frise maintenant la quarantaine, il n'est pas pour changer.
-On apprend pas à un vieux singe à faire des grimaces! qu'il dit. Je déteste les mondanités! Pouah!
Luc Tamerland est un petit bonhomme carré d'épaules qui sourit comme l'Ombre Jaune, dans les aventures de Bob Morane, sauf que Tamerland n'est pas l'Ombre Jaune. Il se veut aussi effacé qu'une ombre, sans doute, mais le jaune c'est encore trop voyant pour lui, bien que ce soit sa couleur préférée.
Il boite légèrement d'une jambe ces derniers temps parce qu'il s'est foulé la cheville. Autrement, Tamerland marche normalement.
-J'ai hâte que ça finisse c'te maudite affaire! qu'il lance parfois en claudiquant.
Cette fois-là, il s'en allait dans une hostie de sortie mondaine. C'était sa première en quarante ans et il envisageait déjà le pire.
-Les mondanités! Pouah!
C'était devenu son refrain. Il s'accompagnait d'un battement de doigts sur ses hanches. Yeah.
-Les mondanités! Pouah! Pou-aaaah! Les mondanités! Pouah! Pou-aaaah!
Tamerland se donnait du beat pour se rendre au Château Le Marlo-Vert, là où se tenait la rencontre de tous les commis de FSF Stores, une de ces compagnies qui vend toutes sortes de cochonneries à rabais.
Tamerland, évidemment, travaillait pour FSF Stores.
Il n'avait pas mis de cravate. Il ne se sentait pas l'âme d'un flasheux d'autant plus qu'il n'avait qu'une job de marde payée au salaire minimum plus cinquante cents de l'heure. Pas de quoi se pavaner en bourgeois d'occasion. Et puis Tamerland était tellement simple qu'il n'avait qu'une seule chemise, un seul tee-shirt et un seul pantalon. Tous gris évidemment. Pour passer le plus inaperçu possible.
Ils devaient bien être trois cents dans la salle de réception. On leur avait tous remis un carton et un badge d'identification. Celui de Luc était rouge. On avait imprimé sur son badge une face de clown avec une bulle qui disait Bonjour je m'appelle Luc Tamerland. C'était d'un ridicule consommé. Luc avait l'air d'un gros suçon, comme tous les pauvrichons rassemblés là.
Un gros tarlais exprimait au micro la vision de la compagnie. Tamerland ne l'écoutait pas. Il savait que le lendemain rien n'aurait changé au magasin, sinon qu'ils feraient plus d'heures encore pour compenser le roulement de personnel. Personne ne voulait passer sa vie chez FSF Stores, non personne. et c'est à se demander pourquoi Tamerland y travaillait.
Le gros tarlais résumait bien toutes ses petites vies qui rêvaient de voir grand, ne serait-ce qu'un tout petit peu.
-J'étais arrivé au boutte de mon chômage... J'étais pour r'tomber su' l'BS... Ça fait que j'ai accepté n'importe quelle job... Les premiers pis les seuls qui m'ont rappelé à date c'est FSF Stores... Ça empêche pas qu'à c't'heure j'suis gérant de district pis que j'gagne proche vingt milles par année... J'ai une grosse tévé plasma... La compagnie me prête un char... J'ai acheté une maison... Ça fait que si ça peut m'arriver ça peut vous arriver à vous autres aussi grâce à l'avancement que permet FSF Stores!!! Oui FSF Stores! Disons tous oui à FSF Stores!
-Oui FSF Stores! Oui! Oui! répétèrent les lèche-culs.
Puis tous les têteux se sont mis à applaudir. Tous sauf Tamerland. Il se demandait vraiment ce qu'il faisait là.
C'est là qu'il s'est levé d'un coup et qu'il a fait revoler en l'air son badge et ses feuilles de valet de pisse pour FSF Stores.
Tamerland venait de décider de crisser son camp.
-Je déteste les mondanités! qu'il disait, comme toujours. Pouah!
Tamerland boitait encore sur le chemin du retour.
Il pleuvait, comme il pleut toujours quand on vient de perdre sa job.
Il réfléchissait au moyen de devenir gardien d'immeuble vide, métier qui lui apparaissait de plus en plus comme un rêve à la mesure de ses moyens.
Ou bien il ne réfléchissait pas du tout.
Il se laissait aller au vent.
Il en avait vu d'autres.
Tamerland savait d'instinct que la vie c'est une beurrée de marde. Que plus ça va moins y'a de pain.
Mais bon il sait autre chose aussi.
Après la pluie le beau temps.
Et il a recommencé à travailler pour GHG Stores, une compagnie rivale de FSF Stores, mais en plus nonchalant. On n'écoeure pas le staff avec des sessions de formation. On les paie treize piastres de l'heure. Pis on leur donne des congés de maladie. Des soins dentaires gratuits. Des quossins de même. Le boss c'est un gosse de riches qui a l'air de se crisser de toutte. Ça laisse un peu de lousse.
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