jeudi 8 janvier 2009

LE PALAIS DE GLACE DE MON ENFANCE


C'était l'hiver. Il faisait froid: moins vingt-sept virgule huit degrés Celsius. Avec le facteur humidex, on pouvait dire qu'il faisait moins cinquante-huit.

J'avais huit ans et ça faisait bien deux heures que j'attendais que mes parents aillent se coucher pour que je puisse mettre mon plan en oeuvre. Il m'était venu l'idée un peu folle d'aller dormir dans le semblant d'igloo que je m'étais construit dans l'arrière-cour.

Il s'agissait plutôt d'une tanière pour le petit ours que j'étais, creusée à même l'énorme tas de neige qui s'élevait dans une toute petite cour ombragée où l'herbe ne poussait à peu près pas l'été, une arrière-cour étroite d'un quartier ouvrier, délimitée par un garage, un hangar de papier-brique et une ruelle.

C'était là que j'avais bâti mon palais de glace, à coups de pelle, avec plusieurs voyages de seaux d'eau glacée. C'était là mon royaume. Et j'avais décidé d'aller dormir dans ma suite royale aussitôt que mes parents se seraient endormis.

-R-Roooooon!

Ça, c'était mon père qui ronflait.

-S-wwwiiii!

Ça, c'était ma mère qui sifflait.

Pa et Man dormaient. Je pouvais mettre mon plan à exécution.

Je suis donc sorti de ma chambre à pas de souris -ce qui ne fût pas un mince exploit. Puis j'ai enfilé ma combinaison de skidoo, mes bottes de skidoo, ma tuque de skidoo, mon foulard de skidoo et mes mitaines de skidoo. J'ai ouvert la porte, lentement, pour éviter qu'elle ne craque et ne réveille inutilement mes parents.

Une fois dehors, sur la galerie, j'ai allumé ma lampe de poche pour retrouver mon chemin. Ce qui n'était pas très difficile. Je n'avais que cinq pas à faire et hop! j'étais écrasé dans mon abri et m'y sentais bien, si bien.

J'étais chez-moi, dans la maison que je m'étais bâtie de mes propres mains. C'était petit mais confortable. Avec ma petite porte de carton de rien du tout, je me sentais bien au chaud, à l'abri des intempéries, et si d'aventure j'avais un petit creux je n'aurais qu'à chasser, mettre des collets à lièvres un peu partout, et me les rôtir sur un beau feu de braise, sur le bord de la rivière, sous le pont de fer de la Canadian Pacific Railroad, tiens...

J'étais bien, si bien. Je projetais l'ombre de ma main emmitainée sur les parois de mon igloo. J'étais un aventurier. Un explorateur. J'allais découvrir le Pôle Nord. Ou bien j'affronterais un ours polaire. J'étais bien, si bien. Bref, je rêvais. Je dormais. Bien, si bien...

-Ah ben mon p'tit verrat! hurla une voix qui ne m'était pas inconnue.

-Hum? Quoi? dis-je tout bas, dans mon demi-sommeil d'hypothermie. Qui à l'outrecuidance de venir troubler mon sommeil?

-Dans 'a maison, tou' suite! Pour vouère si ça d'l'allure! T'aurais pu mourir!

Cette voix familière, c'était bien entendu celle de ma mère.

Celle de mon père résonna aussi, une voix plus creuse, plus basse, bref une voix de boeuf.

-Ah ben j'ai mon tabarnak de voyage! Dehors à moins trente! Guétan Lagaffe!

Je fis donc mes adieux à mon igloo. Ma mère me fit prendre un bon bain chaud, pour je ne sais quelle raison. Puis je me rendormis dans mon lit, bien au chaud, sous promesse de ne plus jamais aller dormir dehors dans mon château fabuleux.

-Les gens ne comprennent pas les aventuriers! que j'ai dû me dire avant que de fermer les paupières.

Bref, j'aurais pu mourir. Et pourtant, j'étais bien, si bien... Troublant, non?


***


Le cinéaste japonais Akira Kurosawa a le mieux traduit cette sensation que j'avais et que j'ai encore dans la neige. Tu t'y écrases puis, si tu es bien habillé, il se peut que tu t'y sentes bien. Cependant, il se peut que tu crèves si tu t'y sens trop bien et que tu te laisses endormir par le froid... Il présente l'hiver comme une enchanteresse...

Je vous recommande de visionner les troits extraits du court-métrage Le blizzard, sur YouTube.
C'est sobre et efficace. De l'Ars Magna. J'y reviens toujours.

Le plus grand film de tous les temps, selon moi, est aussi un film de Kurosawa: Dersu Uzula que ça s'appelle.

4 commentaires:

  1. Ouain, ils ont dû avoir kek sueurs froides...

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  2. Ouff... Gaétan!
    Tout le long de ma lecture j'ai frissonné comme si je lisais un thriller... Ah les rêves d'enfant! Faut pas faire ça à ses pauvres parents... Là tu me fais capoter...

    Si jamais mes enfants ont mes gènes aventuriers, y'en a bien un qui va finir par sortir par la fenêtre en laissant un gros tas de vêtements sous les couvertures, placé en une forme quasi humaine et j'espère qu'ils ne seront pas aussi précoce que toi... Une chance que tes parents se sont rendus compte que tu manquais à l'appel!

    Bon à quand les GPS, thermomètre, indicateur de monoxyde de carbone à avertisseur sonore intégrés direct sous la peau des enfants ?

    Je ne dormirai plus moi !

    :-S

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  3. Ça me rappelle les réseaux de souterrain creusé à travers les épaisseurs de neige dans la cour familiale. C'est fou ce qu'on s'est amusés dans ce monde à part.

    Par ailleurs, en quoi est-ce si dangeureux de dormir dans un espace de ce genre (en tenant pour acquis qu'il n'y aura pas d'effondrements?) Les Inuits le font bien dans un igloo! La chaleur humaine garde cet espace à une température acceptable, si je ne m'abuse.

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