dimanche 18 février 2018

Bouboule Drolet se prenait pour Batman et son père pour un Abraham biblique

C'était l'été. Il faisait chaud et c'était comme d'habitude trop humide dans cette vallée portuaire ceinturée d'usines qui retenaient une population d'esclaves contemporains.

Personne n'avait encore l'air climatisé. Des ventilateurs tournaient ça et là dans les taudis mal isolés qui étaient trop chauds l'été et trop froids l'hiver. Les feux de patates frites menaçaient des pâtés de maison tout entiers sur ces rues qui s'étiraient à l'infini vers la shop. On s'habituait à survivre et mourir. On avait du plaisir ou pas. On mangeait trop ou pas assez.

N'empêche qu'il arrivait aussi des histoires comme n'importe où ailleurs, même dans les hauts quartiers de la ville, où l'air sentait meilleur. On avait même cette fantaisie d'y planter des arbres. Ce que l'on ne faisait pas encore dans les années '70, dans le fin fond des quartiers ouvriers. Des hippies commençaient à peine à parler de recyclage ou d'amour libre. Les autres, la grande majorité, vivaient d'une paye à l'autre et n'avaient que le cul pis les dents. Parfois une auto. Mais rarement.

On nous disait que ça faisait dur à Cuba. Ils ont seulement des vieux chars, ha! ha! ha!

Et on ne savait pas où était Cuba. On savait seulement qu'on n'avait pas de char. Et ça suffisait pour nous épargner cette conversation. Sinon pour ajouter qu'on aurait tous le char de Batman lorsqu'on serait riche.

Parlant de Batman, y'a Bouboule Drolet qui s'était élancé en bas du garage, en arrière de chez-nous. Il pensait qu'il pouvait planer comme Batman. Il était monté sur le toit du garage et avait crié «Je suis Batman!» en sautant du garage. Il s'était pété les deux jambes et un peu la colonne. Il était mal tombé. Marcotte l'avait déjà fait sans rien se péter. Mais ne sont pas Marcotte ou Batman n'importe qui. Et Bouboule Drolet, maladroit comme il était, aurait mieux fait de jouer aux petites autos. D'autant plus qu'il avait les deux jambes dans le plâtre.

Il faisait chaud l'été. Oui. Et Bouboule Drolet avait encore plus chaud que d'habitude avec ses jambes plâtrées, son collier cervical et ce plastron de plastique qui soutenait sa colonne.

C'est alors qu'il ne pouvait plus bouger, pour ainsi dire, qu'est survenu cette étrange histoire qui, encore de nos jours, nourrit l'imaginaire de notre enfance en lui conférant ce quelque chose de glauque auquel l'on s'habitue.

Son père était un bon gars. Il ne parlait pas beaucoup, le monsieur Drolet, mais il avait l'air de rien, ni laid, ni beau, ni grand, ni petit, moyen et comme tout le monde. Il avait même un char. Un petit char rouge. Genre Datsun.

Comme il ne parlait pas, personne ne trouvait prétexte à lui en vouloir.

On en veut généralement qu'à ceux qui s'expriment beaucoup trop, dont les écrivains, les caricaturistes et les coiffeurs.

Mais là n'est pas le coeur de notre intrigue.

Puisqu'il y en a une. Un écrivain ne vous amène pas vers Bouboule Drolet, le gars qui se prenait pour Batman, sans que cela ne prenne une tournure apocalyptique.

Bref, le père de Bouboule s'était levé en pleine nuit et avait étranglé son fils.

Se prenait-il pour Abraham devant sacrifier son fils Isaac?

On n'en sait rien. Mais on apprit que monsieur Drolet entendait des voix. Et que ça lui prendrait du temps avant que de revenir à la maison pour des raisons bien évidentes.

Bouboule Drolet avait failli mourir une fois de plus en moins d'un mois. Faut vraiment pas avoir de chance.

Puis il disparut, lui, sa famille et son père.

Des réfugiés chiliens vinrent s'installer chez les Drolet. C'est avec eux qu'on a appris à fumer de l'herbe. Ils étaient très cool, pas nerveux pour deux sous. Mais il ne fallait pas leur parler de Pinochet. Ça les rendait malades. Et nous aussi. Alors on leur parlait de filles. Et on avait presque l'air normaux quoi.

Il n'y a jamais eu d'autres étranglements du genre dans notre voisinage si l'on se fie aux souvenirs de tout un chacun étalés au grand jour sur Facebook. Il y eut un meurtre ou trois sur la rue. Des incendies criminels pour toucher l'argent des assurances. Des ivrognes qui cassaient tout sur leur passage. Des gens qui pissaient sur les passants du haut de leur troisième étage. Mais pas d'autres cas d'Abraham de l'Ancien Testament qui entend une voix lui dire d'étrangler son fils.

Remarquez que la plupart ne savent même pas qui c'est, Abraham.

C'est vrai qu'il n'y avait que nous et Bouboule Drolet à l'église, le dimanche, dans les années '70.

Ouais. Nous fûmes les derniers des catholiques.

Et nous sommes tous catégoriques aujourd'hui: y'en arrive-ti des affaires hein?




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