Le malheur veut parfois que l'artiste soit aussi celui qui travaille soir et matin pour un salaire de crève-la-faim et surmonte le lessivage de son esprit pour produire une oeuvre dans ses rares temps libres.
Vaclav Havel, qui fut un homme de théâtre avant que de devenir président de la Tchécoslovaquie suite à la Révolution de velours, roulait des tonneaux dans des entrepôts pour survivre. Le régime ne l'autorisait pas à jouer ses pièces. Ses actions de désobéissance civile le condamnaient à l'exclusion.
Les artistes qui ne contestaient pas le régime communiste se méritaient le privilège d'avoir l'État pour mécène.
Sous tous les régimes, quoi qu'il en soit, on peut tout de même affirmer que la condition de l'artiste s'apparente souvent à une ascèse.
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Des pages de Henry Miller me reviennent à la mémoire. L'écrivain dut attendre d'avoir dépassé la quarantaine pour commencer à publier. Il vécut de petits boulots aux États-Unis puis, un beau jour, il alla se réfugier en France où sa situation de paumé lui offrait tout de même la possibilité de vivre loin de ce qu'il appelait «le cauchemar climatisé».
L'écrivain Charles Bukowsky connut sensiblement le même sort. Il piocha pendant des années sur sa vieille dactylo en multipliant les emplois et les périodes de chômage.
Je pourrais vous nommer des centaines d'autres artistes qui vécurent leur art comme une ascèse permanente . Le doute sur eux-mêmes était à la mesure du mépris témoigné par leur entourage pour leurs oeuvres perçues comme de pures futilités.
À vrai dire, la grande majorité des artistes ne vivront jamais de leur art. Ils vivoteront, passeront pour des ratés à peine sympathiques, des vauriens ou bien des rêveurs paresseux. Certains préféreront même devenir marchands d'armes, comme Arthur Rimbaud par exemple, en dénigrant leurs folies de jeunesses, ces «rinçures» qu'ils croyaient être des vers.
Ceux qui «réussiront», c'est-à-dire ceux qui auront bénéficié du baptême du fric, ne seront pas nécessairement plus artistes pour autant. Mais ils pourront porter le titre fièrement, dussent-ils ne produire que des trucs qui s'apparentent plus à de la décoration qu'à de l'introspection, voire du génie.
Le monde est injuste pour tout un chacun, même pour les artistes.
C'est la dure loi de l'humanité. Ne devient pas sorcier qui le veut bien. La tribu n'a que peu de ressources et un sorcier par village est bien suffisant pour barbouiller les parois des cavernes.
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Chatterton est une pièce de théâtre d'Alfred de Vigny qui ne vaudrait pas grand chose n'eut été de sa préface. Alfred de Vigny a en effet rédigé une préface qui surpasse largement le contenu de sa pièce. Elle m'est restée en mémoire au fil des ans et résonne toujours aussi fort en moi.
L'auteur présente sa pièce en signifiant son intention de défendre les poètes et les artistes maudits.
«Je viens d'achever cet ouvrage austère dans le silence d'un travail de dix-sept nuits. Les bruits de chaque jour l'interrompaient à peine, et, sans s'arrêter, les paroles ont coulé dans le moule qu'avait creusé ma pensée.
A présent que l'ouvrage est accompli, frémissant encore des souffrances qu'il m'a causées, et dans un recueillement aussi saint que la prière, je le considère avec tristesse, et je me demande s'il sera inutile, ou s'il sera écouté des hommes. Mon âme s'effraye pour eux en considérant combien il faut de temps à la plus simple idée d'un seul pour pénétrer dans le coeur de tous.» Alfred de Vigny, Préface à Chatterton
Chatterton passe au second plan. De Vigny y va d'une longue tirade sur le mépris qu'entretient la communauté envers ces âmes d'exception qui se farcissent de vers et de beauté pour leur plus grand malheur.
Il compare la situation du poète incompris à celle d'un jeu qu'ont coutume de pratiquer les enfants sur les plages espagnoles. Il consiste à placer un scorpion au milieu d'un cercle de feu. Graduellement, les enfants rétrécissent le cercle de feu autour du scorpion qui, désespéré, finit par se suicider en plantant son propre dard dans sa chair pour échapper à cet enfer.
Chatterton, voyez-vous, s'était suicidé. Comme bien d'autres poètes et artistes qui vivaient autour de l'auteur de la pièce.
«La cause? c'est le martyre perpétuel et la perpétuelle immolation du Poète. La cause? c'est le droit qu'il aurait de vivre. La cause? c'est le pain qu'on ne lui donne pas. La cause? c'est la mort qu'il est forcé de se donner.
D'où vient ce qui se passe? Vous ne cessez de vanter l'intelligence, et vous tuez les plus intelligents. Vous les tuez, en leur refusant le pouvoir de vivre selon les conditions de leur nature. On croirait, à vous voir en faire si bon marché, que c'est une chose commune qu'un Poète. Songez donc que lorsqu'une nation en a deux en dix siècles, elle se trouve heureuse et s'enorgueillit. Il y a tel peuple qui n'en a pas un, et n'en aura jamais. D'où vient donc ce qui se passe? Pourquoi tant d'astres éteints dès qu'ils commençaient à poindre? C'est que vous ne savez pas ce que c'est qu'un Poète, et vous n'y pensez pas.» Alfred de Vigny, op. cit.
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Il n'y a pas que les artistes qui se suicident. Même les quidams le font. Je suppose que le taux de suicide est plus élevé chez les artistes pour la simple raison que la réalité leur rappelle à tous les jours que leurs rêves sont de trop. Quiconque vit de son esprit finit par envisager la possibilité de s'y fondre totalement au mépris de ce monde froid et cruel. Plutôt pelleter des nuages loin d'ici que de se soumettre à une vie de cochon qui plonge son groin dans toutes les auges sans rechigner.
Fort heureusement pour moi, j'ai cette faculté rare de conjuguer mes rêves à la réalité.
Je vis mon ascèse d'artiste avec une certaine sérénité.
Mes moments de désespoir ne durent jamais longtemps.
L'activité artistique me donne bien plus d'énergie qu'elle ne m'en enlève.
Si j'étais privé de l'art, je crois que je déclinerais puisque ma vie est fondée sur l'imagination.
D'aussi loin que je me souvienne, je ne me suis jamais intéressé à rien d'autre qu'à produire des rêves et des images.
Mon ascèse s'est faite au sein de petits boulots merdiques et sous-payés.
Je n'ai jamais profité du mécénat de l'État.
Quelques individus ont cependant eu cette bonté d'apprécier ce que je fais, dont mes pairs écrivains, poètes, musiciens et artistes-peintres. Mais aussi des gens de tous horizons qui ne méprisent ni l'art ni les artistes. Des individus d'exception qui ont compris que la vie ne vaut rien sans du rêve.
J'aurai donc vendu quelques toiles. quelques mots et autres babioles.
J'approche de la cinquantaine. Je continue de faire de l'art jour après jour en me réconfortant avec Henry Miller. Arthur Villeneuve et tant d'autres qui n'ont pu envisager vivre de leurs créations qu'au crépuscule de leur vie. Je me dis que cela va se produire pour moi aussi. Peut-être à tort. Mais comment pourrais-je vivre sans rêves, dites-moi?
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Récemment, je suis allé rencontré mon médecin. Il est d'origine africaine et parle avec cet accent chantant qui le rend tout de suite sympathique.
Chaque fois qu'il me voit, il m'accueille avec cette expression qui me fait chaud au coeur: «Mais c'est monsieur l'artiste!!! Comment va monsieur l'artiste?» Il ne me salue pas en désignant mon titre de travail qui, franchement, est sans intérêt. Il me salue en tant qu'artiste!
D'une rencontre à l'autre, j'ai fini par découvrir que mon médecin est lui-même un artiste.
-Vous savez, je ne voulais pas devenir médecin... Je voulais devenir écrivain... D'ailleurs, j'écris encore...
Il m'a invité à aller chez-lui pour parler d'art et de littérature. Ce que je ferai avec plaisir, évidemment.
Il ne sait pas encore tout le bien qu'il m'a fait. Il n'a pas seulement soigné mon corps, mais aussi mon âme.
Ce n'est pas tant qu'il ait flatté mon ego et conforté ma vanité. Non, c'est plus noble que ça. Il m'a fait prendre conscience que je n'ai pas à avoir honte d'être un artiste. Ce n'est pas une chose commune que d'être un artiste. C'est un don. L'artiste est touché par la grâce, j'en suis convaincu.
Bien sûr, vous pouvez rire de moi. Mais je doute que vous le ferez si vous m'avez lu jusqu'ici. Le mépris ne se rend jamais jusqu'au bout des phrases. Il s'exprime sans vérifier le contenu, en ne jugeant que le contenant.
Oui, je suis un artiste.
Et peut-être l'êtes-vous aussi.
Je me permets de vous tendre une main fraternelle par-delà l'espace qui nous sépare.
Ne désespérez pas frères et soeurs artistes.
Traversez votre ascèse avec la sensation que vous travaillez pour une cause plus grande que toutes celles que l'on nous propose. Vous travaillez pour l'imaginaire. Vous travaillez pour la beauté. Vous travaillez à entretenir le feu de la sensibilité humaine.
Vous n'êtes pas riche? On vous méprise? Cela importe peu.
Je vous comprends.
Comme d'autres vous comprennent.
Résistez.
Soyez fiers d'être ce que vous êtes.
Oui , cette ascèse forcée de l ' artiste est une situation bien pénible - Consolation ( si on peut dire..) : nous ne sommes pas les seuls ; il y a l ' ascèse de l ' ouvrier , celle de l ' agriculteur , du camionneur , de la ménagère ... etc
RépondreEffacerCe qui me stupéfie c ' est qu ' il ait des soit-disant artistes ou écrivains portés au pinacle et qui ne valent guère + qu ' une crotte de mouche quand d ' autres qui font des choses si merveilleuses sont confinés dans l ' oubli . De m^me certains écrivains & artistes qui ont fait des prodiges dans le passé ne sont pas réédités et passent à l ' oubli ...
Face à cette ineptie il y a une réalité inique qui est celle de la fabrication de toutes pièces d ' un " marché " de l ' art , qui n ' est rien d ' autre qu ' un système boursier - ( une toile de Soulage s ' est vendue hier 9 millions d ' euros ) .
Il faut en prendre son parti - comme de l ' existence de milliardaires , de " stars " , d ' objets de luxe totalement inutiles , ou d ' objets soit-disant " modernes " et indispensables mais qui n ' apportent rien -
Heureusement l ' art nous donne des ailes pour nous faire fi de la gravitation universelle -
@Monde Indien: Tu as bien raison. La plus belle récompense de l'artiste, c'est sa faculté de s'émerveiller et de rêver. Ce n'est pas donner à tout le monde. Le fric n'est que du fric. Comme le disent les Autochtones, quand vous aurez détruit tous les arbres, tous les animaux, vous réaliserez que l'argent ça ne se mange pas.
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