jeudi 22 juin 2017

Conversation entendue dans une salle d'attente

Un vieux et une vieille étaient assis près de moi et discutaient ensemble. Ils ne se connaissaient visiblement pas puisqu'ils se vouvoyaient l'un l'autre. 

Tous les deux avaient plus de soixante-dix ans. Le vieux était de Saint-Ubalde, près de Sainte-Anne-de-la-Pérade. La vieille était de Montréal mais était venue s'établir à Trois-Rivières où c'est beaucoup moins cher pour vivre sa retraite à l'abri des soucis financiers.

Le vieux avait la face ridée comme une vieille pomme séchée. Par contre, il avait l'air encore solide. Des nerfs jaillissaient de ses bras, de son cou. On voyait qu'il avait travaillé dur dans sa jeunesse. Je sus qu'il avait livré des patates la majeure partie de sa vie, en plus d'avoir travaillé un peu à Vancouver et à Détroit, aux États-Unis.

-Mon père a accouché lui-même ma mère de ses sept enfants... On n'était pas riche, même si mon père faisait des bons salaires pour l'époque... El monde n'avait pas les moyens d'faire venir le médecin dans les années '30... Ça coûtait cher un docteur... Ça fait qu'mon père s'est débrouillé pour aider ma mère à accoucher, comme tout l'monde el' faisait au village... Y'étaient pas les seuls qui faisaient d'même...

-C'était la misère noire! ajouta la dame qui n'était pas fripée du tout pour son âge. Peut-être parce qu'elle accusait un léger excès de poids. Ce qui est toujours bon pour la peau.

-La misère noire? Oui... En seulement qu'el' monde s'entraidait... Personne avait rien mais personne ignorait l'autre quand y'avait besoin d'aide...

-Aujourd'hui, quand un bébé est malade, il suffit d'aller à l'urgence ou au CLSC pis tout est gratis...

-Ouin... C'est vrai... Par contre el monde est malade dans 'a tête... la psychologie... y'ont des bobos psychologiques...

-J'ai entendu dire, monsieur, que Québec c'est là où y'a l'plus de suicides dans l'monde...

-J'ai entendu ça aussi... Tout l'monde s'ignore... Tout l'monde crève tout seul dans son coin sans s'faire aider... Tout l'monde a peur d'tout un chacun... C'est pire que dans notre temps même si ç'a l'air mieux...

-Vous dites que vous avez resté aux États-Unis? Pourquoi vous êtes revenus?

-J'vivais à Détroit... C'était beau Détroit dans l'temps... Mais quand les shops d'automobiles ont fermé, c'est devenu une ville fantôme... J'me sentais plus en sécurité rien qu'à marcher dans la rue...  Ça fait que j'suis r'venu icitte...

-Moé 'ssi... À Montréal c'était trop cher... On est bien à Trois-Rivières...

-On en a vécu d'la misère... C'était encore pire pour nos parents... Mon père avait pas d'autos... rien qu'un bicycle... I' faisait toutte en bicycle... Pis fallait pas toucher à son bicycle, oh non! c'était comme la prunelle de ses yeux comme i' disent...

-J'cré bin...

-Les jeunes savent pas la chance qui z'ont... Moé, j'aurais aimé ça aller école pis apprendre à compter... Peut-être que j's'rais riche aujourd'hui au lieu d'vivre de ma pension d'la compagnie... Maudite affaire. J'ai fini en septième année... Fallait travailler... Pas l'temps d'apprendre que l'Afrique c'est pas un pays, mais un continent... J'dis ça parce que ma fille a travaillé en Afrique...

-Moé 'ssi m'sieur. J'aimais surtout l'français pis les dictées... Mais fallait travailler comme vous dites... J'ai fini en huitième année... Pis j'ai tout d'suite travaillé dans une shop de couture à Lachine...

-El pire, c'est qu'on avançait dans l'temps... Même dans l'temps d'Duplessis l'avenir devenait mieux... Les salaires augmentaient... les conditions s'amélioraient... on a pu s'acheter un char, une maison... avoir une retraite...

-On sait même pas si les jeunes vont avoir une retraite...

-Ouin... C'est comme si on r'venait au temps de nos grands-parents... Ma fille est monoparentale, pas d'char, pas d'maison... Elle a deux enfants... J'essaye de l'aider comme ej' peux... Elle a eu ses enfants à 40 ans... Deux jumeaux... Cré poireau... Est r'venu d'Afrique, travailleuse d'l'humanitaire, pis là j'pense qu'elle a une subvention pour travailler dans une friperie d'vieux linge...

Le vieux et la vieille ouvrirent leur portefeuille pour s'échanger des photos de leurs petits enfants. Ils avaient le regard qui brille.

-On  est heureux quand i' sont heureux, hein madame?

-Certain... Si seulement ça pouvait aller mieux pour eux autres que pour nous autres... Quel parent voudrait que ce soit pire pour ses enfants, hein? Maudit monde de fous!

***

Mon numéro apparut sur l'afficheur de la salle d'attente du Centre de prélèvements sanguins. A-006 guichet 10. Je n'ai pas pu entendre le reste de leur conversation. Néanmoins, elle s'est poursuivie dans ma tête. Je remercie ces vieux inconnus de m'avoir fait voyager dans leur monde et dans leur temps.

1 commentaire:

  1. Nous croyons souvent - à tort - que les vieux énoncent des vérités qui n ' auraient plus cours - mais nous savons bien qu ' alors nous avons tort , tant ces vérités sont évidentes - ce qui ne leur donne pas raison sur tout -
    Nous sommes tous/toutes déjà jeunes , et encore vieux -

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