samedi 29 novembre 2008

NOËL POUR TOUT LE MONDE


Luc marchait tous les jours, à heures fixes, pour se trouver du travail ou tuer le temps. Du lundi au vendredi, il se faisait refuser partout, au Canadian Tayeure, à la rôtisserie du coin, à la plonge des restos, au Rhona, partout.

Il en vint à penser que son baccalauréat en littérature lui nuisait dans ses démarches en vue d'obtenir un petit boulot. Il enleva donc cette référence de son cévé et se contenta d'écrire qu'il n'avait qu'un diplôme d'études secondaires.

Il enleva aussi toutes références à ses emplois précédents en traduction et rédaction technique. Il ne conserva que les shitty jobs sur son cévé pour se mettre au diapason des nouvelles réalités du marché de l'emploi.

Pourtant, il ne récolta rien de plus. Le problème était ailleurs. Peut-être que la ville où il vivotait ne se méritait pas pour rien le titre peu envié de capitale nationale du chômage au Canada.

Tout allait chez le diable. Trente pourcent de la population de la ville était au chômage. Et on trafiquait les chiffres, évidemment, pour faire baisser le taux de chômage dans les statistiques. Et on baissait la durée des prestations d'assurance-fromage pour la même raison. De sorte qu'il n'y avait plus que 10% de chômage. Et toujours trente pourcent de pauvre monde qui se faisait chier dessus par les politiciens crosseurs et les repus qui votaient pour eux pour que l'on fasse payer les pauvres.

Luc envoyait au moins trente cévés par jour en plus de cogner à toutes les portes pour se faire dire «envoyez-moi votre cévé». Ses traits se creusaient d'une semaine à l'autre et l'automne pluvieux lui conférait un teint pâle, voire maladif, qui rebutait à tous les employeurs. Et c'était sans compter ce sourire ridicule que Luc leur esquissait, un sourire à la dent pourrie, bourrée en permanence d'ibuprofène extra-forte pour engourdir le mal.

Maudite dent sale! Une molaire qui faisait entendre le battement de son coeur en permanence et que Luc oubliait de faire soigner dès qu'il recevait son chèque d'aide sociale parce que lui, sa femme et ses enfants avaient faim. L'épicerie passerait avant la dent. Tout le monde aurait de quoi se mettre sous la dent. Et on reprendrait des forces pour la suite des choses, la marche tous les jours, tôt le matin, à heures fixes, pour se trouver du travail, la dent pourrie bourrée d'ibuprofène.

Luc n'avait pas d'argent pour le dentiste. Il recevait de l'aide sociale depuis deux mois. Cependant, l'aide sociale ne couvrait les soins dentaires qu'après deux ans de végétation.

Aux grands maux les grands remèdes. Luc s'acheta une paire de pince-grippe le 1er décembre, en recevant son chèque d'aide sociale. Et il s'arracha la dent, lui-même, en jouant avec sa dent toute la journée, la pince-grippe dans la gueule, l'ibuprofène pas trop loin. Il réussit à l'extirper de sa gencive juste avant d'aller se coucher, vers dix heures le soir.

Chloque! Elle sortit d'un coup, la vieille molaire pourrie.

Évidemment, Luc s'en réjouit immédiatement. Enfin! Le mal était fini! Ce mal qui empoisonnait son quoditien depuis deux mois. Il n'aurait plus que la pauvreté à combattre!

Les jours qui suivirent, son teint prit du mieux. Luc n'avait plus mal aux dents et ne prenait plus d'ibuprofène. Il mangeait mieux. Il s'était mis à remâcher du côté de sa dent qui lui faisait mal.

Cependant, ses malheurs étaient loin d'être terminés. Il n'avait toujours pas d'emploi et Noël arrivait à grands pas, Noël, les cadeaux qu'il ne pourrait pas faire, la famille qu'il visiterait avec la honte et l'humiliation au coeur, sa blonde qui avait le teint pâle, ses enfants qui mangeaient du pain blanc sans protéines...

Si seulement il avait cru en Dieu, il aurait pu se plaindre à Lui ou bien Le supplier de lui venir en aide. Mais non, Luc affrontait tout ça comme une muette injustice qui lui faisait parfois serrer les poings. Et les airs de Noël jouaient partout. Et les lumières de Noël étincelaient. Et les sapins étaient recouverts de guirlandes. Et les paniers de Noël seraient distribués le 20 décembre, à la banque alimentaire du quartier. De quoi manger un peu mieux que d'habitude mais rien pour faire bombance. Rien pour fêter.

Et c'était justement le 20 décembre. Luc rentra chez-lui avec son panier de Noël, une gracieuseté des bienmunis aux démunis. «Merci! Oh! Merci de me soutenir dans ma pauvreté sale!»

Combien de temps de prison pour un vol de banque? Bah! Pauvre homme, ce Luc, qui va quêter son panier de Noël à la banque alimentaire au lieu de commettre un vol de banque... «Pas assez homme, hein? Nous ne sommes pas assez hommes dans l'quartier?» Luc regardait son panier de Noël et essayait d'avoir l'air heureux avant de rentrer à la maison, pour ne pas enfoncer sa famille dans la déprime. Il s'efforcerait de faire rire tout le monde, sa blonde, ses deux filles et son garçon.

-J'vous l'dis, ça va aller mieux bientôt... J'ai fait un voeu à la fée des dents!

Tout le monde riait jaune. Sa blonde lui frottait le dos l'air de dire, fais-toé z'en pas mon homme, on va s'en sortir. J'sais pas comment. J'sais pas quand. Mais on va s'en sortir...

Ce soir-là, en déballant son panier de Noël, Luc avait beau faire des farces, qu'il avait le motton dans le gorge, une envie de pleurer comme un enfant, une envie qu'il réprimait tant bien que mal, en façade, mais qui lui dévorait l'intérieur encore plus salement qu'un mal de dent.

-Quand est-ce qu'on va s'en sortir? pensa-t-il. On devrait faire une révolution. On devrait tous s'unir, tous les pauvres et tout faire péter ça! Ils nous font manger d'la marde toute l'année pis faudrait leur dire merci? Fuck off! Nous ne sommes rien: soyons tout!

Il délirait. Il reprenait des slogans communistes alors qu'il n'avait aucune estime pour leurs buts et leurs moyens.

-On va pouvoir faire une soupe au chou pour Noël, Bé, que lui dit sa blonde pour le sortir de sa torpeur.

-Hum... Ça va être bon! qu'il lui répondit, en riant jaune.

***

Luc passa toute la nuit à se tourner et retourner dans le lit.

Il avait fait un cauchemar.

Il marchait dans un labyrinthe avec une hache. Tous ceux qui s'amusaient à l'humilier, au jour le jour, étaient à ses trousses, dont la caissière de son institution bancaire qui le regardait toujours d'un air méprisant quand il allait changer son chèque d'aide sociale, à tous les premiers du mois.
Elle et tous les autres avaient de grands dents et menaçaient de le mordre. Luc courrait devant eux, hache en main, prêt à la leur enfoncer dans la gueule s'ils s'approchaient trop de lui.

***

Une fine neige tombait. Une odeur de soupe au chou flottait dans la pièce. Sa blonde était debout depuis quelques temps et avait commencé à cuisiner.

Luc déjeuna rapidement puis alla voir s'il y avait du courrier.

Il y avait deux lettres, une de Revenu Canada et une de Revenu Québec.

-Qu'est-ce que c'est encore? Les tabarnaks! se dit Luc en lui-même.

Il ouvrit la première lettre. C'était un chèque de 758$!

-Mes impôts! Hostie! Mes impôts!

Luc se souvenait tout à coup qu'il avait fait ses impôts il y a quelques mois, des impôts qu'il n'avait pas faits depuis cinq ans, par indifférence totale. Il les avait faits comme on lui avait exigé de les faire. Il inscrivit zéro partout et il posta ses dix rapports d'impôt sans trop se questionner.

-Ils ont les chiffres. Ils compteront à ma place les hosties d'chiens! qu'il s'était dit.

Ce qu'il ne savait pas, c'est que l'impôt lui devait de l'argent. Et beaucoup plus qu'il ne l'eût cru.

Le 758$, ce n'était que pour une seule année. D'autres chèques suivraient. Au fédéral: 758$, 654$, 235$, 376$, 508$. Au provincial: 203$, 328$, 114$, 123$ et 345$.

-Wow! Bé! Viens voir ça!!! Mes impôts!

-Quoi?

-Jette la soupe au chou pourri tabarnak! On va au restaurant Bé!

-Hein?

-J'viens de recevoir presque 1000$ de mes anciens rapports d'impôt! Pis y'a encore du fric qui va rentrer cette semaine! Yahou!!!

***

Pas besoin de vous dire que ce Noël fût magique. Le réfrigérateur et le congélateur étaient pleins. Tout le monde mangea à sa faim. Tous les enfants reçurent un beau cadeau. Et ça dansa. Et ça ria. Et ça s'aima, tout simplement, dans toute cette heureuse maisonnée, heureuse de retrouver sa place au soleil sous la neige fine qui tombait pour faire accroire que le Père Noël existe.

L'année s'achevait sous une belle note.

La nouvelle année ne pourrait qu'être meilleure encore, avec tout ce bel argent dans les poches.

-On va se racheter du linge pis du steak pis du pain brun prébiotique pis du jus d'orange naturel pis un ordi pis un numériseur pis de quoi se r'partir en business...

-Ah oui! Pis on va voyager aussi! Sortir de c'te maudite ville! Améliorer notre sort loin d'icitte!

-Ah oui! Ah oui! Ah ouiiii!

Il y eut comme un flash dans la tête des deux amants. Et une flaque dans le lit.

Tout redevenait possible.

Le Rédempteur avait brisé toutes entraves.

La Terre était libre et le Ciel était ouvert.

Le peuple, debout, allait vers sa délivrance.

Noël! Noël!

Même pour les athées.

Même pour les pauvres.

Noël pour tout le monde.

2 commentaires:

  1. Les plus belles nuits du monde, c'est quand le ciel n'est pas trop à découvert. Ahhhhh, bon sang de bonsoir...

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  2. C'est donc bien vrai qu'on se demande toujours « mais qu'est-ce qui me veulent encore les tabarnaks? » quand on voit une de leur maudite lettre!

    En espérant que ça va arriver à tous ceux qui en ont de besoin...

    Merci, très belle histoire réconfortante.

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