Il faisait froid. C'était le dixième hiver depuis la Fin. C'était quoi la Fin? Tout le monde l'appelait ainsi: la Fin... Eh bien, c'était la Fin.
Marcellin revoyait en boucle cette image de Madame Grenon qui, une main sur la marchette et l'autre tendue vers le Ciel, s'écriait que c'était la Fin.
-C'est la Fin y'a p'u d'Nouvelliste!
Pauvre Madame Grenon! Toute menue, toute chétive, vieille, malade, toute seule face à la Fin qui débuta, pour elle, lorsque son Nouvelliste cessa de paraître tous les jours pour devenir un hebdomadaire...
Le Nouvelliste, pour ceux qui ont vécu avant la Fin, était le quotidien le plus lu de la Mauricie. Même le Journal Le Goglu de Montréal ne réussissait pas à le détrôner. Plus personne ne lisait des journaux à cette époque, sinon les personnes dans les salles d'attente ainsi que les personnes âgées, les deux clientèles étant souvent les mêmes. Le Nouvelliste subsistait tant bien que mal avec sa rubrique nécrologie mais tout un chacun savait bien que l'histoire touchait à sa fin.
Mme Grenon avait su que c'était la Fin dès que Le Nouvelliste cessa de paraître à tous les jours lors de la première pandémie d'on ne sait plus trop quoi tellement tout s'écroula vite.
Marcellin était originaire de l'Île Maurice. C'était curieux que ce gros gaillard soit venu s'établir en Mauricie. Encore plus qu'il devienne préposé aux bénéficiaires, de l'autre côté de la Terre, pour y vivre sa Fin du monde, loin de tout, avec Madame Grenon qui se prenait la tête à deux mains d'assister de son vivant, à l'âge vulnérable de quatre-vingt-dix-huit ans, au début de la Fin du Nouvelliste... Le Nouvelliste! Vous auriez dû lire ça... Un qui raconte que le président de L'entrepôt du soulier passe du beau temps sur la plage en Floride... L'autre qui liche le cul des gens au pouvoir. Et le même qui crache sur toute forme d'opposition à ce pouvoir qui nous mena vers la Fin...
Dix ans s'était écoulé depuis et il ne restait plus rien. Et quand on dit plus rien c'est plus rien. Le monde était devenu le chaos primordial. C'était la guerre de l'un contre l'autre pour un bout de ceci ou de cela tellement il ne restait plus rien. L'homme ne s'était pas raisonné et tout avait foutu le camp. Pandémie, extinction des espèces animales, ouragans, inondations, pluies de sauterelles, éruptions volcaniques, famines, guerres civiles, chute du bitcoin, tempêtes solaires, rayons gamma, pollution atmosphérique, name it all: c'était la Fin!
Marcellin s'était trouvé une planque idéale pour survivre. Il n'allait pas me dire où c'était vous savez bien. Il trouvait de l'eau et de la nourriture à tout le moins.
Je l'avais croisé alors que je pêchais. Je ne l'avais pas reconnu et l'avais d'abord menacé avec mon bâton de baseball pour qu'il poursuive son chemin. De nos jours, on ne peut plus se promener tout seul sans savoir à quel fou l'on a affaire. Et comme il n'y a plus ni de police ni de gouvernement, il faut bien se débrouiller avec ce que l'on a. Mon bâton de baseball fait office de sceptre pour affirmer ma souveraineté individuelle dans un monde qui ne tient plus sur rien, où c'est vraiment la Fin...
-Excuse-moi Marcellin! Je ne t'avais pas reconnu! Ça roule Raoul?
-Oh! Je comprends mon pote... Pas de soucis...
-C'est la Fin hein? lui dis-je avec un clin d'oeil narquois.
-C'est la Fin y'a p'u d'Nouvelliste! ricana-t-il en me remémorant cette image qui me hantait aussi puisque j'avais travaillé au même endroit que Marcellin.
-Il n'y a plus rien mec... Plus de Nouvelliste... Plus de civilisation... Plus d'électricité... Plus d'eau courante... Plus rien. Mais j'ai deux brochets. Je t'en donne un si tu veux mon ami.
-Ok. Je te donne en retour une boîte de Chef Boyardee... Ce n'est pas si bon mais ça dépanne...
-Va pour le Chef Boyardee... C'est la Fin...
-Oui, c'est la Fin...
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