lundi 10 juin 2019

Auguste

Auguste a travaillé toute sa vie à l'usine. Il a épousé Marjolaine il y a soixante-trois ans. Et ils ont eu trois enfants: Victor, Thérèse et Francine.

Vous comprendrez sûrement qu'Auguste et Marjolaine sont devenus très vieux.

Marjolaine s'occupe d'Auguste depuis deux ans. Depuis qu'il a manifesté des signes de détérioration du cerveau de type Alzheimer. Il ne se retrouvait plus nulle part, perdait tout, achetait cinq pintes de lait par jour. Marjolaine, bien qu'elle ait le dos coincé et les articulations rongées par l'arthrose, se charge de tout pour son Auguste.

Mais il vient un temps où elle a vraiment besoin de prendre une pause. Parce qu'elle est trop malade elle-même, et sans doute trop vieille, pour s'occuper toute seule de son époux.

C'est alors qu'interviennent les maisons dites de convalescence où les soignants naturels peuvent prendre une pause, le temps qu'ils ou elles se rétablissent.

Évidemment, cela ne se fait pas sans heurts.

Auguste est perdu de plus en plus. Ça n'est pas pour s'améliorer à la maison de convalescence Au p'tit bonheur. 

Il occupe une chambre pour une durée d'une semaine, le temps que Marjolaine remplisse ses piles.

Il se promène de long en large toute la journée, souriant timidement, à la recherche de quelque chose qui ressemble à une réponse qu'il ne comprendra pas quoi qu'il en pense.

Il est encore plus perdu que perdu.

Il avance et recule avec l'appui de sa canne. Il se frappe contre toutes les portes et tous les murs. Il est toujours près à partir, avec sa valise et son manteau. On lui explique ceci ou cela et il ne se souvient plus de rien après 10 secondes. Sa mémoire est foutue. Ses jambes aussi. Il est couvert d'ecchymoses. Il tombe tout le temps. On prend sa tension artérielle dix fois par jour.

Malgré tous ses petits, moyens et gros bobos, Auguste se souvient encore de Marjolaine.

La mémoire affective se poursuit plus longtemps qu'on ne le croie.

Marjolaine, c'est sa femme. Ça, Auguste le sait.

Le personnel soignant de la maison Le p'tit bonheur se serve du prénom de son épouse pour le guider dans ses soins et ses besoins.

-Marjolaine vous fait dire qu'elle va venir vous voir bientôt. En attendant, Marjolaine vous dit de manger, d'aller aux toilettes, de laver vos dents, de laver vos parties intimes, de changer de pantalon, de ne pas entrer dans les chambres des autres résidents, de prendre ce médicament, de marcher avec votre canne, de... de... de...

-Ah ok... Si Marjolaine le dit, réplique timidement Auguste.

Il fait ce que Marjolaine lui dit, même si elle n'est pas là, même si elle était morte...

-En attendant, ça vous dirait de prendre une collation? Yogourt? Fromage? Biscuits?

-Ah oui. C'est bon ça.

-Jus de raisin?

-C'est bon ça. Ah oui, sourit encore Auguste, timidement.

Rien ne calme plus ce pauvre Auguste que de manger. Quand il mange, il est comme tout le monde, rit avec les autres, savoure un bon repas. 

En-dehors des repas, c'est là que ça se complique.

Il ne dort pas. Il erre dans le corridor toute la nuit. Le seul moyen de le ramener vers sa chambre est de lui donner un biscuit et d'ouvrir sa télé. Au bout d'un temps, il tombe comme une poche de patates, tout croche dans le lit. On replace sa tête, ses bras et ses pieds pour qu'Auguste soit confortable.

Pour le moment, Auguste dort.

Et c`est tant mieux.

Il a travaillé fort à se chercher aujourd'hui.

La stabilité est sa seule alliée.

Plus il déménage plus il est confus.

Marjolaine devra prendre une grave décision.

Elle ne veut pas se départir de son Auguste mais n'a plus la force physique pour s'occuper de lui.

Auguste attend.

Mais il ne sait déjà plus qu'il attend, ni qui ni pourquoi.

C'est peut-être l'heure du déjeuner. 

-Bonjour Monsieur. Venez avec moi, je vais vous accompagner à la salle à manger. Le déjeuner est servi!

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