lundi 9 mars 2009

Rencontre avec un petit bonhomme au nez pointu


D'abord, vous voyez à votre gauche deux étapes de ma technique dite de la tache de peinture. J'essaie d'extirper de la matière quelques portraits et scènes plus ou moins oniriques.

Il me reste encore quelques retouches pour ce personnage qui tient un sac. Je vous montrerai le résultat final sous peu, aussitôt que j'aurai achevé les derniers tableaux que j'ai peints en fin de semaine.

Vous vous demandez sans doute d'où vient ce personnage qui tient un sac et, franchement, moi aussi. Il a fallu que je fouille, croyez-moi. Et, en fouillant, je me suis rendu compte que j'avais inconsciemment fait le portrait d'un gus rencontré au Super Calice la semaine dernière, alors que j'attendais le taxi pour ramener mon épicerie.

Il y avait, justement, ce bonhomme-là, exactement le même, maigre, pas de dents, les yeux un peu enfantins, qui tenait un sac.

C'était le soir et il faisait doux. On était trois ou quatre à la sortie, dont le bonhomme avec son sac.

Je m'étais acheté une liqueur en canette, genre Super Calice-Up diète, que je buvais dehors en attendant mon cab.

Le bonhomme était tout près de moi, avec son sac, et il restait planté là comme si de rien n'était.

Dès que j'eus atteint le fond de ma canette, le bonhomme au sac me dit à peu près ceci par la voie de sa bouche édentée:

-Défaitte-pas 'es canettes! Faut pas 'es cabosser! Moé j'les ramasse!

Et là, il me montra son sac rempli de canettes. J'avais compris le message. Aussitôt que j'eus terminé de la boire, je la lui donnai tout naturellement avec un peu de menue monnaie pour payer la consigne de ce qu'il est convenu d'appeler de l'éthique.

Il n'a pas dit merci. Ce qui prouvait que c'était un mendiant ingrat, comme Léon Bloy et moi-même les aiment. (Allez lire ça, Le mendiant ingrat de Léon Bloy, cela dit en passant...)

Bon, j'attends toujours mon taxi tandis que l'autre s'empare de ma canette pour la déposer dans son sac.

-Ça va ben, fait beau hein? qu'il me dit.

-Oui. C'est doux. On s'crérait l'printemps. Ouais.

-Hum, fit-il en se renfrognant dans ses pensées.

Il avait l'air de regarder un point qui était au loin, tant en-dehors qu'en-dedans de lui-même. L'air d'un condamné à mort. J'en ai quand même vu quelques-uns mourir et je détecte le regard de la mort, que voulez-vous que je vous dise. C'est un regard loin, ouais, en-dedans comme en-dehors, c'est pour ça que je dis ça, vous savez bien.

Donc, un taxi finit par arriver. Il n'est pas pour moi mais pour les deux gus qui attendaient avant moi. La voiture pour m'sieur Bouchard finira bien par arriver.

Mon petit bonhomme au sac se sent revivre dès qu'il voit le taxi. Alors que les deux gus embarquent leurs sacs dans la valise, le bonhomme aux sacs s'époumone devant le chauffeur en balançant les bras au-dessus de sa tête.

-Heille, va falloir qu'une auto arrive betôt pour le m'sieur icitte-là parce que ça fait longtemps, ouais, ça fait ben longtemps qu'i' attend. Ouin ben longtemps.

-E'l'dispatch m'a dit qu'i' a une voiture qui s'en vient pour m'sieur Bouchard, lui répond le chauffeur après avoir pris son cibi.

-Vous êtes ben m'sieur Bouchard? me demande le petit bonhomme édenté.

-Oui, oui, que je lui réponds.

-Ah! ben là... qu'il rajoute. J'ai parlé au chauffeur pis i' vient justement de m'dire qu'i' a une voiture qui s'en vient pour m'sieur Bouchard. Parce que c'est vous, ça, m'sieur Bouchard, hein?

-Oui, oui...

-Hum...

Et là, il s'est encore remis à regarder fort loin, en-dehors comme en dedans de lui-même, en tenant son sac.

Je lui ai parlé du mieux que j'ai pu. Il répondait par monosyllabes, oui, non ou hum! Et ça prenait un bon trente secondes avant qu'il ne digère ce que je venais de lui dire. C'est comme si ma voix lui parvenait en écho. Peut-être parce qu'il regardait fort loin, même en lui-même.

Puis mon taxi est arrivé. J'ai salué le bonhomme une dernière fois.

-J'habite su' 'a rue Sainte-Ursule à c't'heure. On est ben sur Sainte-Ursule... Ouais. On est ben.

Et il est rentré chez-lui, tout bonnement, tandis que mon taxi nous ramenait à la maison, moi et mes victuailles.

Deux jours plus tard, il était sur ma toile pour venir me dire un petit bonjour.

Et il a encore ce regard vide, qui fixe un point trop loin à l'horizon, peut-être un point au coeur, j'sais pas.

Mais j'sais que ce bonhomme-là est sur le point de crever.

Je le sais et ça ne s'explique pas.

1 commentaire:

  1. bien aimé le regard loin, à l'intérieur comme à l'extérieur.

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