lundi 3 avril 2017

Rocky bat le boa

Un artiste devrait tout dire pour repousser toujours plus loin les limites de la conscience collective. L'écrivain n'en sera que plus artiste s'il ne jugule pas le flux de ses pensées. Plus il saura les organiser, moins il sera un artiste. Quand ça ne coule pas de source, ça goûte le synthétique. Personne ne s'y trompe, sinon les trompés.

Cette introduction a de quoi nous laisser pantois. D'autant plus qu'elle n'a rien à voir avec ce qui suit, ou si peu qu'elle relève du domaine de la digression.

C'est que je vais vous raconter l'histoire de Rocky Bat-le-boa. C'est un surnom qui colle depuis peu à Luc Carrier-M'gombo, un métis d'origine québécoise et kényane qui rit tout le temps sauf lorsqu'il ne rit pas.

Ce grand et gros gaillard aime dire qu'il est un "comptable agréé et agréable", pour faire un clin d'oeil à ceux qui se souviennent du téléroman Du tac au tac qui jouait dans les années '80.

Il aime moins constater qu'il prend du poids à force de rester assis toute la journée derrière une muraille de factures et de formulaires à remplir.

Hier soir, Luc Carrier-M'gombo avait peine à dormir. Plutôt que de se tourner et de se retourner dans le lit en regardant les quatre murs de sa chambre, il s'est levé et s'est installé dans son fauteuil préféré, au salon, pour se distraire d'un peu de télé. Zappant nonchalamment avec sa télécommande, il tomba sur le film Rocky mettant en vedette l'ineffable Sylvester Stallone.

Luc avait aimé ce film lorsqu'il était petit. Il se souvenait de s'être entraîné comme le Rocky du film, lorsqu'il avait seize ans, dans l'espoir lui aussi de devenir le champion des prolétaires et autres chômeurs.

Luc était incidemment tombé sur l'une des scènes qui l'avait le plus marqué à l'époque. C'est la scène où Rocky craque huit oeufs crus dans un verre pour les avaler d'un trait. Quelques secondes plus tard, on le voit qui fait du shadow-boxing en courant dans ce quartier malfamé qui ressemblait étrangement à celui qu'habitait encore Luc Carrier-M'gombo.

Le lendemain matin, à l'aube, Luc était encore sonné par cette scène du film Rocky. Il décida qu'il était temps pour lui de se reprendre en main. Il craqua huit oeufs crus dans un verre, les but d'un seul trait, et partit à courir dans les rues de la ville encore désertes.

Il lui semblait entendre la musique de la veille, avec l'écho des trompettes et la foule qui l'acclamait sur son passage.

Lui qui n'avait pas couru depuis au moins dix ans suait sa vie comme jamais. Pourtant, le coeur semblait tenir bon. Au bout d'une demie heure, Luc était déjà rendu au centre-ville.

C'est là que les choses se gâchèrent. L'estomac de Luc n'était clairement pas fait pour digérer des oeufs crus... Et il en avait gobé huit, le goinfre. Il ressentit soudain de vives crampes au ventre. Pour tout dire, notre homme avait envie de chier...

-Faut que j'me trouve un restaurant, un dépanneur, n'importe quoi et vite! J'ai mal au ventre calice! M'en va's chier dans mes culottes!!!

Or, il n'y avait rien d'ouvert à cette heure-là. Le dépanneur vingt-quatre heures le plus près était à trois kilomètres d'où il se trouvait. Il chierait dans ses culottes bien avant que de s'y rendre.

Que faire? Se trouver un endroit plus ou moins isolé. Lâcher son morceau. Et disparaître.

Comme il croisait la cathédrale, il se dit qu'il devait bien y avoir un coin à l'abri des regards indiscrets pour s'y soulager.

Le pauvre n'était plus capable de courir. Il marchait en pingouin, d'un pas lent, marqué parfois d'une pause pour retenir ses oeufs...

-Aouf! J'suis plus capable! J'vais exploser! Ouille! Ayoye! Aouf!

Il retint son souffle. Il retint son ventre. Il retint tout.

Puis il trouva un coin un peu plus isolé, derrière la cathédrale, pour mettre un terme à ses souffrances.

Malheureusement pour lui, deux soeurs grises le prirent sur le fait alors qu'il venait de s'accroupir et de se délester de ses oeufs crus dans une pétarade du tonnerre de Brest.

-Mon Dieu! s'exclamèrent-elles, alors qu'elles se rendaient à la chapelle pour l'office de sept heures.

Luc se sentit tellement gêné d'être pris ainsi sur le fait qu'il releva ses culottes et reprit aussitôt son chemin.

Malheureusement pour lui, il avait mal visé, si vous voyez ce que je veux dire... Luc avait carrément chié dans ses culottes, bien qu'il ait baissé son froc.

-Tabarnak! tonna-t-il. J'me suis beurré d'marde! Ç'a tombé dans mes culottes ciboire!!!

Luc Carrier-M'gombo marcha en pingouin jusque chez-lui, priant de ne rencontrer personne.

Il sentait franchement mauvais. Il avait honte de lui-même. Il en voulait à Rocky de lui avoir donné l'idée de boire une huitaine d'oeufs crus.

Arrivé chez-lui, il se jeta littéralement dans sa douche sans même se déshabiller. Il fit couler l'eau longtemps puis se savonna dix fois entre les fesses jusqu'à ce qu'elles soient bien propres.

Il mit ses vêtements souillés dans la laveuse, se relava les mains, puis enfila ses habits de comptable agréé et agréable.

On ne le reprendrait plus de sitôt à s'entraîner.

Plus jamais il ne reverrait Rocky de la même manière...

-Tu peux pas partir à courir sans chier dans tes culottes après avoir bu huit oeufs crus! philosopha Luc Carrier-M'gombo.

Il ne partagea cette philosophie avec personne. Jusqu'à hier soir, au bar, où il nous raconta cette histoire qui nous fit bien rire.

Depuis, on l'appelle tous Rocky-bat-le-boa.

Ça l'achale un peu, évidemment, mais si ça ne l'achalait pas on ne l'achalerait pas avec ça.

Il est toujours tout aussi sympathique mais n'arrête pas de nous dire de ne pas raconter son histoire, c'est-à-dire la fois où il a chié dans ses culottes.

On lui a tous promis de ne pas le faire.

Sauf le gros Gaétan, celui qui écrit des histoires et qui se croit bien drôle même si personne ne les lit vraiment.

Cela va sûrement terminer sur son blog.

On ne peut jamais lui faire confiance, à ce gros-là. Il se prend pour un écrivain et prétend que tout doit être raconté. On ne l'entend pas ainsi, évidemment, mais bon on ne peut pas dire qu'on ait l'envie d'écrire ou de dessiner quoi que ce soit. Ça doit être ça, être un artiste: passer son temps à rire d'autrui. Quoi qu'il en soit, on ne sait même pas ce qu'il écrit et on ne veut pas le savoir. Y'a-t-il quelque chose de plus ennuyant que de lire? Je vous le demande.

Le gros Gaétan se prétend pétri de beaux sentiments. Il est toujours là à nous parler de manifestations et de révolutions qui sont arrivés lorsque nous n'étions même pas nés.

Rocky-bat-le-boa n'a pas besoin qu'on raconte la fois où il a chié dans ses culottes.

Il n'a pas du tout besoin de ça.

Non, pas du tout.


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