J'ai visité la Gaspésie avec ma douce il y a deux ans. Nous avions été marqués par la beauté des paysages, bien entendu, et il n'est sans doute pas nécessaire d'y revenir. Par contre, nous avions été outrés par la médiocrité d'un déjeuner qu'on nous avait servi dans un quelconque restaurant aux abords de la route 132. Notre déjeuner était constitué de deux oeufs brouillés, de quelques rares cubes de patates rôties, une saucisse hot-dog coupée en deux et une fine tranche de tomates coupée avec un scalpel pour agrémenter le tout. Le café était dégueulasse. L'ambiance était moche. Le service était à chier. Ce déjeuner contrastait avec les déjeunes gargantuesques que l'on sert dans ma région: du bon café, beaucoup de patates, des vraies saucisses à déjeuner, trois ou quatre tranches généreuses de vrais fruits et un service comme si vous étiez en famille. Finalement, vous êtes mieux de déjeuner à Trois-Rivières plutôt qu'en Gaspésie.
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La même expérience d'un déjeuner décevant s'est répétée cette année dans un restaurant de Saint-Siméon dont je tairai le nom pour ne pas leur faire de publicité. Appelons ce restaurant Le Guéridon pour lui donner un nom de substitution. Il est situé tout près de la traverse vers Rivière-du-Loup, juste en haut de la côte. On nous y a servi deux oeufs brouillés avec une ultra-fine tranche d'orange, une non moins fine et unique tranche de bacon, quelques patates rôties perdues dans une trop grande assiette et un café qui s'apparentait à de l'eau de vaisselle. La serveuse n'était ni antipathique ni sympathique ni rien.
Par contre, il y avait ces habitués de la place qui sauvaient le restaurant Le Guéridon de mon plus total mépris.
Trois vieux hommes dans la soixantaine sirotaient leur eau de vaisselle en livrant leur science sur les clous. L'un ressemblait vaguement à un morse avec ses grosses moustaches. L'autre était plus maigre et plus sec avec un dentier trop grand pour sa fine bouche. Et le troisième, franchement, passait tellement inaperçu qu'il ne disait rien. C'est à peine si je l'ai remarqué même si je sais fort bien qu'il y était. Il faut dire que j'étais assis de dos à ces compères. Ce qui ne m'empêchait pas de les entendre pour savourer leur conversation pittoresque à propos des clous.
-Ej' travaille tous 'es jours à démolir la maison de Ti-Noir, disait le vieux morse, et cré-moé qu'i' y a toutes sortes de clous: des petits clous, des gros clous, toutes sortes de clous... Y'a des clous à têtes rondes. Des clous à têtes plates. Des clous pas d'têtes. Toutes sortes de clous. Y'a même des vis des fois...
-Gardez-vous tous 'es clous? questionna le vieux maigrichon.
-Tous 'es clous mais y'en a qui sont gros comme la salière... Quand j'pogne des gros clous d'même j'me badre pas avec ça... J'coupe les planches pis j'te garroche les bouttes dans un tas... J'me mettrai pas à me désâmer après des gros clous d'même...
-Y'avait-tu ben des clous à têtes plates?
-Ouin mais y'avait aussi des clous à têtes rondes... En seulement qu'les clous à têtes plates sont plus vieux. On voé qu'i' sont en vieille fonte... Les clous plus neufs sont encore brillants...
-Les clous ça dit toutte su' une maison!
-Ah oui! Les clous ça dit toutte, les gros clous, les p'tits clous, toutes sortes de clous...
-Ti-Noir y t'dit-tu d'garder 'es clous?
-Non Ti-Noir s'en sacre. I' dit qui va en acheter à 'a Malbaie... Dans mon temps, jamais qu'mon père aurait j'té un clou pis moé j'suis sa manière parce qu'i' a trop d'monde qui jette les clous, les petits clous, les gros clous, toutes sortes de clous...
-Ti-Caille aussi va démolir son cabanon c't'automne... I' te l'a-tu dit?
-Ouin j'l'ai su par Ti-Zoune mais pas sûr que Ti-Caille va garder 'es clous... Lui aussi va en acheter des neufs à 'a Malbaie... Maudit gaspillage! Ça jette leu' beaux clous pour s'en acheter qui valent pas d'la marde! Y'a des vieux clous de deux cents ans d'encore cloués pis sont pas sortis du bois... T'achètes des clous neufs pis première affaire qu'tu sais c'est qu'el' clou r'sort de son trou comme un ver pour aller à 'a pêche!
-Certain! J'ai pour mon dire que les clous ça serait pas des clous si ça restait pas cloué...
-Quand t'as d'la misère à déclouer des clous, des gros clous, des p'tits clous, toutes sortes de clous, c'est parce que c'est des bons clous...
Cette conversation que je suis incapable de vous rapporter in extenso se prolongea jusqu'à la fin de mon misérable repas. Je remerciai le destin de m'avoir fait mettre les pieds dans ce restaurant minable pour entendre ça. Ces conversations sans queue ni tête sont pour l'écrivain ce que les clous sont pour une maison.
Évidemment, plusieurs ne partageront pas mon avis et me trouveront ridicules de m'émouvoir de si petits détails. Je descends dans Charlevoix et plutôt que de vous parler du Casino et de l'observation des baleines je vous rapporte des propos émis par un vieux morse et son acolyte. Je vous parle d'un déjeuner qui n'enlève pas la faim. Je vous dis tout ce qui ne figurerait pas dans un guide touristique. Comme si j'étais vraiment un gars de la place.
Je suis pourtant un gars du fleuve. Un de ces gens de paroles et de causeries chanté par Gilles Vigneault. Un habitant d'une ville portuaire qui tient des propos de pirate et de contrebandier.
Je suis de ce pays, en effet.
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