J'ai débuté dans le métier d'aide-soignant en décembre 1988. C'était au Centre hospitalier de l'Université Laval (CHUL). L'emploi idéal pour survivre à mes cours à la faculté de droit de la même université, lesquels m'avaient tout à fait déplumé financièrement.
Je n'avais strictement aucune formation. Mais j'étais prêt à travailler et je n'avais pas peur de me salir les mains... On m'a donné quelques vaccins, contre l'hépatite B entre autres. Puis une ou deux heures de cours sur l'art de plier les draps d'un lit et sur la manière de déplacer des personnes. Un cours rapide de RCR. Puis en moins de deux jours je commençais mon premier quart de travail à l'unité des soins coronariens du CHUL, jumelé à un autre préposé.
Cela ne faisait pas cinq minutes que je bossais qu'une dame a fait un arrêt cardiaque. On entend «Code 90 chambre 101» dans les haut-parleurs et on sait qu'il faut ramener à toute vitesse le défibrillateur cardiaque dans la chambre 101. Le médecin et les infirmières sont déjà montés dessus pour exécuter les manoeuvres de réanimation. Je n'ai pas encore 10 minutes de métier que je me demande ce que je fais là. Puis la dame meure. Tout le monde s'en va sauf moi et mon collègue. On doit nettoyer le corps et attacher des étiquettes au nom de ladite dame après ses mains et ses chevilles. Puis on la roule dans un linceul et on descend la porter dans un réfrigérateur, à la morgue...
En revenant du boulot après cette première journée quasi dantesque, je me suis dit que je n'étais pas capable de faire ce travail. Puis en constatant que je n'avais rien dans mes poches, j'ai changé d'idée. Et j'y suis retourné. Plusieurs fois. Cela ne faisait pas deux semaines que j'avais été embauché que je me tapais du temps et demi, du temps double et même du temps triple. On m'a fait faire 36 heures d'affilée les 24 et 25 décembre par manque de personnel. On m'a fait du chantage émotif pour que je reste en plus des bonis en argent. Et je suis resté.
J'ai obtenu un poste de nuit rapidement. Personne ne voulait faire de nuit. Moi si. Je me disais que je pourrais poursuivre mes études en droit de jour, comme l'aurait fait Martin Eden ou Jack London...
Quoi qu'il en soit j'ai travaillé sur tous les départements: gériatrie, orthopédie, bloc opératoire, soins coronariens, soins intensifs, psychiatrie, etc. De jour, de soir comme de nuit. Pendant deux ans.
Puis j'ai poursuivi le métier dans un centre pour personnes âgées à Trois-Rivières, pendant deux ans là aussi, pour me payer un baccalauréat en philosophie.
Les années passèrent. En 2018, écoeuré de travailler dans un domaine peu gratifiant, je saisis l'opportunité de reprendre du service en tant que préposé aux bénéficiaires.
On ne reconnaît pas mes 4 années d'expérience. Je dois tout recommencer depuis le début. Pas besoin de vous dire que je m'y suis prêté avec beaucoup de dégoût. Des malades ont besoin de moi et tout ce qu'on trouve à me faire c'est de perdre mon temps précieux avec des formations qui se dédoublent et se répètent inlassablement pour satisfaire je ne sais trop quel fonctionnaire de la commission scolaire. Je sais laver des fesses. Je sais soulever un corps. Je n'ai aucun problème de dos connu. Je suis solide comme un roc, sérieusement. Qu'est-ce que je dois faire? Une pirouette? Une gigue?
Cent quatre-vingts heures plus tard, qui me faisaient faire des semaines de 70 heures avec le travail, j'obtins le sacro saint droit de pratiquer mon métier. Mais que le chemin était long et tortueux comparativement à celui que j'avais emprunté en 1988!
Je ne suis pas contre les formations.
Je suis contre la perte de temps et la surenchère bureaucratique.
Il y a des limites à vouloir tuer un corps de métier et je crains qu'on ait atteint cette limite avec les préposé.e.s aux bénéficiaires.
Nous sommes en pleine pénurie de personnel dans les soins de santé comme ailleurs dans les autres domaines. On ne peut pas jouer à la fine bouche comme si tout était normal. Il n'y a plus rien de «normal». Nous avons collectivement frappé un mur.
Il reste l'option de reculer. S'enfoncer plus en avant dans le mur est absurde.
Voyons ce qui s'est brisé dans notre système de santé et reconstruisons-le comme il se devait d'être.
On donnait des collations aux patients et patientes à l'urgence dans les années '70, le saviez-vous?
Il n'y avait pas de personnel caché derrière des panneaux de plexiglass comme si nous étions tous des pestiférés ou bien des repris de justice.
La déshumanisation a commencé quelque part.
On aura beau mettre du cash dans la patente, si la patente est déshumanisée ça va s'en aller au diable vauvert.
Chacun va se crisser de la patente et s'en crisser plein les poches, ici et là, parce que c'est comme ça qu'on vit au Québec. L'imprimante à 80$ je te la fais à 6000$ et tope-la pour le budget. Qu'on crève dans les corridors de l'hôpital sans recevoir un peu d'eau fraîche, ça dérange qui?
On se fout de ce qui se passe sur le plancher.
C'est au sommet de l'organigramme que ça se passe.
C'est dans les officines du pouvoir que ça se casse.
On pourrait faire mieux et on fera pire encore.
Je salue, au passage, celles et ceux qui continuent d'offrir des soins de santé aux personnes malgré l'état lamentable de nos ressources.
Il reste bien un peu d'humain dans tout ça somme toute...
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