lundi 8 septembre 2014

Le huit cent seize

Huit cent seize n’est pas un chiffre qui porte malchance a priori.

Bien malin celui qui pourrait vous définir la notion de chiffre malchanceux. On imagine que c’est relié à toutes sortes de calculs compliqués sur les cheveux coupés en quatre saisons et les trois capitaines de la fable du matelot Jules.

Pourtant, le huit cent seize portait malchance. Surtout le huit cent seize de la rue Principale à Notre-Dame-des-Sept-Douleurs-de-la-Visitation-de-l’Île-au-Thym, village arriéré où les habitants vivotaient autour d’une usine de production de baguettes chinoises destinées au marché brésilien. Comme si les Brésiliens ne mangeaient pas avec des fourchettes…  Où va-t-on chercher ces maudites subventions pour des projets de fous comme ça, hein?

Quoi qu’il en soit, le huit cent seize de la rue principale abritait un local commercial qui témoignait de la ténacité de cette petite communauté de malheureux pauvres comme la gale. Au cours des cinq dernières années, le huit cent seize avait changé au moins vingt fois de vocation et cela s’était toujours mal terminé pour les pitoyables promoteurs de ce lieu qui rêvèrent tous un jour de devenir riches et bien propres derrière les oreilles.

Autrefois, si l’on recule plus de cinq ans, le cordonnier Jay Péteaux avait occupé le 816 pendant au moins cinquante-deux ans, jusqu’à ce qu’on le retrouve pendu avec de vieux lacets de bottines à la poutre centrale de sa cordonnerie. Le marché du soulier avait tombé en 2008 et c’est à peine cette année-là si l’on faisait appel à Jay Péteaux pour percer un trou dans une vieille ceinture de cuir ou bien pour vendre un ceinturon de laiton à l’effigie de la marque Harley-Davidson.
Après le décès de Jay Péteaux il s’en est trouvé des tas pour dire que le huit cent seize était frappé de malédiction, dont ce jeune couple de Sillery qui avait tenté d’opérer un commerce de crème glacée en lieu et place de la cordonnerie Moi mes souliers. Ils n’avaient même pas réussi à tenir une semaine sans divorcer. Cela se termina en une formidable chicane de ménage qui fit craqueler les murs et fondre les sundaes. C’était un mal pour un bien puisque les deux énergumènes étaient très laids et pas très portée sur l’hygiène des parties intimes.

Quelques mois plus tard, un gus en limousine du nom de Kiki Lefrisé vint s’installer au huit cent seize en prétendant y ouvrir la plus belle librairie de livres anciens au monde. On sentit qu’il rénovait un tant soit peu mais Kiki avait cette propension de placer dans ses vitrines des photos d’hommes nus se pavanant le sifflet sous un drapeau arc-en-ciel. On cherchait le lien avec la librairie de livres anciens. On comprit vite qu’il n’y avait plus rien à chercher quand un matin on vit un gros amas de débris devant le huit cent seize, dont un vieux matelas sur lequel était collé un bout de carton sur lequel était écrit « Matelats plain de puce ne pas prandre ». Évidemment, nous n’y avons pas touché. La limousine est disparue du décor, tout comme Kiki Lefrisé et sa librairie à la noix aux vitrines remplies d’éphèbes en bobettes bombées.

Après la libraire, ce satané huit cent seize tomba entre les mains d’un marchand de machines à écrire usagées. On ne comprenait pas trop son trip jusqu’à ce que la police l’arrête. La boutique servait de subterfuge pour un commerce illicite de cigarettes de contrebande. Le gars s’appelait Pierre ou bien Georges. Il n’est pas resté longtemps et on ne l’a plus jamais revu lui non plus, au grand dam des amateurs de cigarettes pas cher.

Puis il y eut l’Église des Saints des Premiers Temps. Le pasteur Ouellette, un Franco-Ontarien avec un léger accent terreneuvien, y tenait assemblée tous les soirs de la semaine sans jamais n’y accueillir personne. Tous les fidèles de sa secte préféraient fréquenter la salle du royaume voisin. Le pasteur Ouellette avait pourtant tenté de remédier à la situation en installant des haut-parleurs à l’extérieur du huit cent seize pour y cracher ses discours stupides sur la fin des temps et les mollets trop soyeux des femmes. Il disparut lui aussi dans l’indifférence générale. Le monde n’aime pas les prédicateurs autoproclamés kings de la branlette.

Des exemples comme ça, le huit cent seize en fournissait des dizaines et des dizaines. On s’y partait en affaires puis, avant que le coq n’ait chanté trois mois, bang! tout un chacun y frappait son mur.
Il y eut une boutique de la balayeuse, une coiffeuse, un videur de fosses septiques, un réparateur de brassières, un vendeur de cheminées, un club vidéo sans DVD, un club DVD sans BLU-Ray et même un marchand de journaux qui n’était abonné qu’au Nouvelliste et vous forçait à acheter des hebdos régionaux pourtant distribués gratuitement.

Bref, le huit cent seize était devenu la preuve par A plus B de quelque chose de bien plus grave que la malchance associée au chiffre huit cent seize. C’était la preuve irréfutable que le capitalisme était dépassé. Pour un qui réussit, il y en a toujours quatre-vingt-dix-neuf qui se plantent. Et c’est sans compter qu’un capitaliste qui a toujours bien gagné sa vie puisse finir ses jours en se pendant avec de vieux lacets de bottines.

Donc, huit cent seize ou pas huit cent seize, moi je dis zut!


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