jeudi 30 mars 2017

Les sous-marins de l'underground trifluvien

J'habite au centre-ville de Trois-Rivières qui, à bien des égards, constitue la sortie de l'entonnoir pour toutes les formes de misère et de maladie mentale que l'on peut rencontrer du Rapide-Blanc jusqu'au confluent de la rivière Tapiskwan Sipi et du fleuve Magtogoek. Trois-Rivières est la capitale de la Tapiskwanie. On y trouve de tout pour ceux qui n'ont strictement rien, dont des drogues licites et illicites.

Il ne faut donc pas s'étonner à ce que le centre-ville prenne parfois l'aspect de la télésérie The Walking Dead avec tous les morts-vivants qui y déambulent, surtout aux petites heures du matin, quand la fête est terminée et que tous les poivrots sont jetés sur le pavé comme du bois mort sur la plage.

À l'heure où je fais mes promenades, je vois tout le côté sombre de ce centre-ville qui se prétend très festif. En plus des zombies, je croise des ramasseux de canettes. Il y a aussi des nettoyeurs de rue qui enlèvent les vomissures et les papiers qui traînent ça et là pour requinquer le centre-ville. Ainsi, Trois-Rivières sera prête pour une autre journée de fête qui me semble déjà triste et amère.

Hormis ces deux ou trois travailleurs que je vois à l'ouvrage, j'ai souvent l'impression que de ne croiser que des fous, des ivrognes, des mendiants ou bien des toxicomanes.  

Cette impression s'accentue d'autant plus à la fin et au début du mois. À la fin, lorsque les misérables ont faim depuis vingt jours. Au début, lorsqu'ils reçoivent des subventions de l'État pour nourrir les tripots du centre-ville.

 Ce matin, j'ai d'abord croisé un jeune ahuri qui gueulait sur sa bicyclette qu'il dirigeait d'une seule main, l'autre étant occupée avec un contenant de café Tim Horton's.  Alors que je circulais sur le trottoir, il est passé devant moi à toute vitesse pour s'arrêter quelques coups de pédales plus loin. Il continua ses simagrées qui ne m'impressionnèrent pas du tout. Je n'allais certainement pas changé de trottoir et m'apprêtais à lui asséner un solide coup de poing pour le ramener sur terre en cas de danger pour ma personne.

-Gna-meu-neu-wa! cria-t-il tandis que je passais près de lui.

Il avait la pupille dilatée de quelqu'un qui a fait du crystal-meth, à moins que je ne me trompe. Ç'aurait pu être de la mort aux rats ou bien l'état surnaturel de son esprit troublé.

Quoi qu'il en soit, l'hurluberlu repartit à pleine vitesse en balançant son contenant vide de café sur le trottoir.

-Hostie d'trou d'cul! Pollue tabarnak! que je n'ai pu m'empêcher de lui dire au passage. 

Il ne m'a probablement pas entendu. Il a continué son chemin en zigzaguant des deux côtés de la rue. Je me suis même trouvé un peu con de lui avoir dit ça. Il ne se soucie pas plus de la propreté des trottoirs qu'il ne se soucie de sa propre vie. Pouvais-je vraiment lui en vouloir? J'avais réagi sur le coup de l'émotion. Tout comme l'avait fait ce trou du cul.

Un peu plus loin, je me suis arrêté au guichet automatique de mon institution bancaire pour effectuer un retrait. Un pauvre diable dans la quarantaine avancée était couché à l'intérieur, juste devant le guichet. J'ai hésité un peu avant d'entrer. Puis je me suis dit que je n'avais pas le choix d'utiliser ce guichet puisque je n'en croiserais pas d'autres sur ma route.

Le type s'est levé lorsqu'il me vit rentrer. C'est vrai que j'ai l'air d'une armoire à glace ou d'un réfrigérateur sur deux pattes.

-Tu peux y aller man... J'ai tellement mal dormi man... Wip... wip... wip... Pis là si t'as quelque chose, d'la monnaie, même vingt piastres, bin j'pourrais manger un sous-marin au dépanneur... Aurais-tu une cigarette? Es-tu en foin pour me donner vingt piastres?

Honnêtement, je n'étais pas en foin pour lui donner vingt piastres, je n'avais pas de monnaie sur moi et de plus je ne fume pas.

-Désolé mon ami... J'fume pas... Pis j'suis pas en foin au mois de mars... C'est le temps des impôts pis va falloir que j'crache le morceau... 

-Pas grave... pas grave... Je n'prends plus de drogues moé... Non, non, non... La drogue c'est fini pour moé! me dit-il sur un ton halluciné qui disait plutôt le contraire. Ça serait bon un bon sous-marin au dépanneur... T'aurais pas vingt piastres de lousse, hein? Pour un sous-marin?

-Désolé... J'peux pas... Si j'te revois dans la journée j'vais t'donner du change...

Je ne voudrais pas passer pour un rat et surtout pas vous raconter mes actes de charité dans le moindre détail. Je puis vous dire que je donne aussi souvent qu'il m'est loisible de le faire. Cependant, j'avais besoin de ce vingt piastres-là et me disais que ce type-là avait surtout besoin d'aller se coucher dans un refuge pour itinérants ou bien au poste de police pour dégriser.

Je l'ai laissé à sa misère noire avec le sentiment de ma propre impuissance à améliorer le sort de ce pauvre gars. 

Je me suis souvenu du temps où je travaillais pour un journal de rue, alors que j'organisais tant bien que mal une forme de reprise en main des itinérants qui ne mangeaient que des sous-marins de dépanneur eux aussi.

Pourquoi des sous-marins de dépanneur? Parce que la misère ne sait pas plus cuisiner que réfléchir. La misère broie autant les tripes que les consciences. La misère finit par survivre dans ses propres déjections. Elle se pisse et se vomit dessus sans réagir, la misère. Elle pue, la misère. Elle n'a même plus la force de sauver les apparences et de préserver l'orgueil. Elle mange des sous-marins de dépanneur parce que le dépanneur n'est pas loin. Parce que le dépanneur fait crédit. Parce que... je n'en sais trop rien. Je ne suis pas la misère, moi. Je n'en suis que le spectateur.

J'ai continué ma route en pensant à tout ça.

Puis je me suis acheté de quoi manger ce midi: de la chaudrée de palourdes en conserve, une orange, du yogourt aux fraises, une enveloppe de riz au poulet rôti... Il m'est resté un peu de change que j'aurais pu donner au pauvre gars rencontré au guichet automatique. Je lui ai promis de lui donner du change la prochaine fois que je le reverrai pour qu'il s'achète un sous-marin au dépanneur...




3 commentaires:

  1. L'autre soir je revenais chez moi en marchant le long du boulevard Bois-Francs à Victo où j'habite. Et un jeune "brave" m'a fait sursauté en me criant après comme un osti de déchaîné. Il etait passager arrière d'une auto avec deux-trois autres personnes. Il avait baissé sa vitre pour me hurler dessus. J'ai passé de zéro à deux cents en une seconde et je lui ai hurlé après comme un enragé comme ça faisait très longtemps que ça m'était arrivé. Par chance il n'y avait aucun autre piéton autour parce que j'aurais passé pour un crisse de fou.

    Je les attendus un bout de temps sur le trottoir en espérant qu'ils soient assez cons pour revenir après m'avoir probablement entendu leur crier après. Mais non.

    Ça m'a fait penser aussi à ce qui t'est arrivé il y a quelque temps quand un innocent t'a crié des obscénités en passant en van à côté de toi. Ça fait des pas pires histoires à raconter, au moins.

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  2. @Misko: Je n'en suis pas nécessairement fier. J'aspire à la sagesse et un sage ne devrait pas se sentir ébranler par les bruits de ce monde... Malheureusement, mon côté guerrier ressort, mon côté anishnabé toujours prêt à entonner son chant de la mort quoi qu'il advienne: plutôt crever que d'avoir peur de qui ou de quoi que ce soit. Je retiens de mon père qui était comme ça lui aussi: un christ de fou une fois qu'on l'avait fait pomper... Autrement, c'était le plus tolérant et le plus généreux des hommes.

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  3. Non. Moi non plus je suis pas très fier de m'être laissé atteindre comme ça; et surtout de m'être emporté de la sorte. J'ai bien vu que je manquais de force de ce côté là. Aussi, s'ils étaient retournés et qu'ils avaient été armés, j'aurais probablement fait dur armé seulement de mes membres, de mon stylo ´Bic' et mes clés, :-)



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