mardi 28 mars 2017

La croix d'Alain Killer Lacroix

Alain Lacroix en portait toute une. Une quoi? Une croix, évidemment. Et il portait bien son nom, croyez-moi.

C'était un gars renfrogné, replié sur lui-même et pour tout dire asocial par instinct de conservation plus que par habitude.

Son corps avait pris la forme de sa timidité outrancière, la tête toujours penchée par en avant, le menton enfoncé dans les épaules et les yeux tout aussi furtifs que ceux d'un petit écureuil traqué par des prédateurs. Il portait aussi de grosses lunettes épaisses qui rapetissaient ses yeux tant et si bien que ça lui conférait un air surnaturel qui faisait rire tous les médisants et médisantes qu'il croisait au cours de sa pitoyable existence.

Le timbre de sa voix était semblable au son que ferait un tuyau d'aspirateur bloqué par une patate.

-Aheur! Aheur! qu'il semblait dire en s'étouffant.

De plus, il sentait mauvais. Quelque chose comme une odeur de peur qui le faisait suer en permanence et sentir le petit canard à la patte cassée.

Il était timide avec tout le monde, Alain Lacroix. Les gars finissaient par s'y faire. Ça ne leur foutait plus rien qu'il parle ou non. Ils oubliaient qu'il existait et le laissait traîner autour d'eux comme un fantôme auquel ils adressaient brièvement la parole pour lui demander ceci ou cela. Entre gars, voyez-vous, on se comprend. On se disait qu'il n'avait pas de chance et on se félicitait de ne pas être comme lui. On avait même donné un surnom à Alain Lacroix pour qu'il s'intègre à un groupe de timides intellectuels qui buvaient comme des trous. On l'avait tout bonnement surnommé Killer. Comme dans quelle heure (killer...) est-il? Parce que Killer, voyez-vous, passait son temps à consulter sa montre, comme s'il craignait de manquer un rendez-vous important. C'était en fait un de ses subterfuges pour s'enfuir dès que la pression sociale lui devenait insupportable.

Pour ce qui est des filles, c'était une toute autre affaire. D'abord parce qu'Alain était incapable de se trouver en présence d'une fille. Il en tremblait de tous ses membres et se mettait à bégayer comme un âne.

Un jour, Nancy Grimard, la plus belle fille de l'école aux dires de plusieurs, l'obligea à lui serrer la main pour le narguer devant tout le monde.

-Serre-moi la main Killer...

-Aheur... je... aheur... hum... lui dit-il en tremblant, sans oser la regarder dans les yeux.

-M'as-tu entendue? Serre-moi la main... Je veux que l'on se serre la pince. Tu ne comprends pas?

-Ah...Heu... Aheur! Aheur! Ahem!

Nancy avait pris la main de Killer de force pour la serrer dans sa paume. Killer faillit s'évanouir. Dès qu'elle lui lâcha la main, Killer partit à courir en abandonnant son sac et toutes ses affaires. Tout le monde avait bien ri. Nancy n'en devint que plus populaire. On lui lança d'autres défis, comme celui d'embrasser Killer sur la joue ou de lui pogner la queue, seulement pour voir s'il allait faire une crise cardiaque ou bien se creuser un trou à ses pieds pour s'y enterrer à jamais.

Killer changea donc son trajet habituel pour ne jamais tomber en présence de Nancy ou bien d'une autre fofolle qui voulait l'humilier devant tout le monde. Bref, il portait une croix toujours plus lourde.

Puis Alain Lacroix, alias Killer, obtint ses diplômes en mathématiques. Il avait un doctorat en main avec lequel il ne savait que faire tellement il était timide. Un gars qui le prenait en pitié, le propriétaire de son logement en fait, l'engagea pour qu'il devint commis d'un dépanneur dont il était aussi le propriétaire. Killer devait recevoir les marchandises dans la cave, classer les bouteilles vides, remplir les réfrigérateurs et accomplir toutes autres tâches connexes. Le propriétaire lui faisait aussi laver les planchers et les toilettes. Il avait compris qu'il fallait aussi éviter de le mettre en contact avec la clientèle.

Ce Bon Samaritain s'appelait Luc Camirand. C'était un gros jouisseur qui mangeait beaucoup de fromage, buvait beaucoup de vin et consommait beaucoup de vidéos stupides sur YouTube. Il ne se rasait jamais et louchait des deux yeux.

Or, ce gros lard connaissait une fille tout aussi maladivement timide que ne l'était Killer. Elle s'appelait Manon Lemire. C'était une grosse rousse à la peau parsemée d'acné dégoulinant qui marmonnait bien plus qu'elle ne parlait. Camirand crut bon de se faire le cupidon de ces deux-là. Il en parla d'abord à Manon qui était d'ailleurs sa nièce.

-Je connais un gars bien gentil que tu devrais rencontrer Manon... Il est très, très gentil...

-J'suis gênée mononcle Luc... J'sais jamais quoi dire... Faut que j'boive pour casser ma gêne...

-Vous trouverez bien quelque chose à vous dire... J'vous invite ce soir au resto... On va se manger une bonne pizza Chez Paco... On va boire des pichets de bière pour vous dégêner... Tu vas voir, il est très, très gentil.

Le soir même, Luc emmena son employé Chez Paco. Killer ne se doutait rien. Quand il vit qu'une fille mangerait avec eux, il se mit à trembler, à renverser des verres d'eau sur la table et à se réfugier aux toilettes.

-Il a l'air d'un christ de fou ton Alain Lacroix, maugréa Manon.

-Dans 'a vie, on peut pas toujours faire la difficile! philosopha mononcle Luc pour lui faire comprendre qu'elle n'avait pas à faire la fine bouche.

Killer finit par revenir un peu plus calme. Il se confondait en excuses pour tout et rien. Il réclamait un verre d'eau. Alain Lacroix commanda plutôt un pichet de bière. Killer, qui ne buvait jamais, cala un verre, puis un autre et encore un autre. Au bout du troisième pichet, il ressentit quelque chose d'étrange. C'était comme si sa gêne était disparue. Il ne bégayait plus. Il osa même adresser la parole à Manon.

-Vous venez souvent ici?

-Tu peux me tutoyer tu sais... Oui, je viens souvent ici...

-Et tu es la nièce de monsieur Luc?

-Bien entendu...

-Qu'est-ce que tu fais dans la vie?

-J'fais mon possible...

Luc était satisfait. La glace était cassée. Il ramena un autre pichet de bière sur la table et Manon se mit à donner subrepticement des coups de jambe à Killer pour lui signifier quelque chose.

Killer ne ressentait plus de gêne. La seule gêne qu'il éprouvait, en fait, c'était de se sentir coincé dans son pantalon. Il avait une forte érection arrosée de liquide pré-séminal. Il but deux verres l'un après l'autre. Luc paya la facture et les laissa tous deux ensemble avec deux autres pichets.

-Il faut que j'y aille... J'ai quelque chose d'urgent... Continuez votre conversation les jeunes...

-Salut mononcle Luc...

-Salut monsieur Luc...

Luc était parti. Les deux timides se regardaient dans les yeux sans rien dire.

-Ça te dirait de baiser? demanda directement Manon à Killer l'engourdi.

-Heu... Je... Je n'ai jamais fait l'amour... Et je...

-Je vais te le montrer. C'est pas difficile.

Killer éjacula après qu'elle lui eut mis sa main sur la cuisse.

-Excuse-moi il faut que j'aille aux toilettes...

Killer alla s'essuyer aux toilettes, évidemment. Puis il se nettoya la queue avec des lingettes nettoyantes laissées à la disposition des clients qu'il avait pris sur une table inoccupée. Devrait-il y aller? Est-ce qu'elle rirait de lui en voyant son pénis? Est-ce que son pénis était trop gros ou pas assez? Des tas de question lui venaient à la tête.

Lorsqu'il sortit des toilettes, il vit Manon en train de tourner sa langue dans la bouche d'un gars au comptoir. Elle était fin saoule et lui caressait les parties par-dessus son pantalon. Le gars n'était même pas beau et avait l'air d'une déjection sur deux pattes aux yeux embués de colère de Killer.

Killer sentit qu'il voulait mourir.

Il prit ses cliques et ses claques.

Il marcha au moins deux heures sous la pluie en maudissant le destin qui était le sien.

Puis il vomit son repas au coin d'une rue et d'une ruelle.

Le lendemain, il ne rentra pas travailler au dépanneur.

Il ne rentra pas plus le surlendemain.

Luc, qui se demandait ce qui se passait avec Killer, alla cogner à la porte de son appartement et constata avec stupeur qu'il était vide.

On n'entendit plus jamais parler d'Alain Killer Lacroix depuis ce jour-là.

Où était-il allé? Qu'avait-il fait?

Franchement, on n'en sait rien.

Mais il arrive encore que certains soir Nancy Girard raconte avec de gros rires gras la fois où Killer s'était enfui comme un écureuil apeuré après qu'elle lui eut serré la pince.

Et tout un chacun y va d'une anecdote au sujet de Killer, même Manon qui n'est pourtant pas si jolie et se prend maintenant pour une princesse seulement parce qu'elle baise avec tout ce qui bouge.


Aucun commentaire:

Publier un commentaire