samedi 7 mars 2015

De l'autre côté de l'univers

On ne connaît rien de l'inconnu. Si l'on y comprenait quelque chose, c'est évident que l'inconnu ne s'appellerait pas l'inconnu. Ce nominalisme à l'emporte-pièce ne doit pas pour autant nous faire oublier que l'homme veut toujours en savoir trop, même si son savoir se limite plus souvent qu'autrement à des suites de chiffres qui ne correspondent en rien aux fondements de l'univers.

L'univers, comme tout le monde le sait, n'est que tohu-bohu depuis le tout début. Encore qu'on ne sait rien du début. Il n'y a qu'à regarder la Terre tourner autour du soleil pour comprendre que l'univers n'aime pas les chiffres ronds. Il manque toujours un petit quelque chose pour faire une journée de vingt-quatre heures ou bien une année de trois cent soixante-cinq jours. Même les années bissextiles ne suffisent pas. À chaque millénaire il faut traficoter le calendrier pour arriver à des jours à peu près normaux. Et remarquez bien que l'on ne parle que de la Terre et de ses calendes plus ou moins grecques. Imaginez le reste de la galaxie, puis l'univers et même l'au-delà: un chaos où nos chiffres n'arrivent jamais tout à fait pile.

C'est ce que se disait en lui-même Raymond Plamondon, inventeur de son métier, qui passait ses journées à s'imaginer des trucs encore plus compliqués que les bosons de Higgs pour tenter tant bien que mal de comprendre le microcosme, le macrocosme et le cosmos.

D'habitude, Raymond se contentait d'inventer des trucs pratiques, comme le chapeau Easy-Smoking qui le rendit célèbre et riche. Tout ce bel argent qu'il avait fait lui avait d'ailleurs permis d'investir dans ses recherches sur le monde occulte.

À force de creuser et recreuser, il finit par se patenter un accélérateur de particules d'un tout nouveau genre dans l'arrière-cour de son domaine familial. Il avait réussi à miniaturiser son appareil à un point tel qu'il tenait dans un paquet de cigarettes.

Son premier test fût une telle réussite qu'il fit apparaître dans sa cour un trou de ver. Aventurier comme il l'était, Raymond n'hésita pas un instant à passer le pas de cette porte interstellaire nouvellement créée pour aller voir quel bon temps il faisait de l'autre-côté de l'espace-temps.

Raymond s'étira comme un long spaghetti de trillions de kilomètres pour finalement atterrir de l'autre côté de l'univers. C'est-à-dire en-dehors de celui-ci. Oui, oui, vous m'avez bien lu: il existait un autre univers qui englobait notre univers -et plusieurs autres univers et ainsi de suite...

Notre univers était pour cet univers de la taille d'un boson de Higgs et figurait parmi des tas d'autres univers tout aussi banals et invisibles à l'oeil nu.

En fait, notre univers n'était qu'une infime partie d'un tout qui ressemblait à une guimauve que l'on fait griller sur un feu de camp.

Dans ce monde, tout était fondé sur le chiffre onze. Il y avait onze guimauves qui grillaient sur des bâtonnets d'on ne sait trop quel métal et aussi onze sacs de guimauves. Évidemment, il y avait plein de supermarchés avec tout plein de guimauves. On en trouvait au moins onze à tous les onzes kilomètres, un kilomètre ayant la valeur de onze milles mètres dans ce coin-là du trans-univers. Onze soleils balayaient les onze terres qui gravitaient autour. Et les gens, bien que sympathiques, étaient dotés de onze yeux.

-Je suis Terrien que leur dit Raymond tout en leur demandant s'il pouvait lui aussi manger une guimauve.

Les étrangers acquiescèrent en clignant de leurs onze yeux.

Maladroit comme il était, Raymond ne réalisa pas sur le coup qu'il venait de dévorer notre univers. Tout disparut en un clin d'oeil, la Terre, le Soleil, la Voie Lactée et toutes les galaxies. Pas besoin de dire que les humains disparurent aussi.

-Où est ma porte interstellaire? se demanda Raymond. Voulez-vous bien me dire où est passé mon trou de ver?

-Tu viens de le manger, lui répondirent onze bouches.

-Ah non! Et comment vais-je faire pour revenir chez-nous maintenant?

-Ton monde n'existe plus... Que veux-tu? Cela nous est arrivé nous aussi... Mange tes guimauves... Il faut que des mondes meurent pour se régaler...

-Puisque vous le dites... C'est tout de même déprimant de penser que le monde n'est que de la guimauve...

-Sais-tu jouer de la guitare à onze cordes?

-Pas du tout.

-D'accord, je vais te l'apprendre...

Lez onze soleils se couchèrent sous les onze planètes.

Puis Raymond Plamondon se coucha aussi, songeant à son monde disparut à jamais dans sa bouche insatiable.

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