La mélasse est une substance collante qui provient sans
doute de la canne à sucre puisque c’est écrit sur les emballages de mélasse.
Quoi qu’il en soit, il y a une grosse citerne de mélasse au
port de Trois-Rivières. Quand on passe en vélo dans ce secteur, il vous vient
aux narines des effluves aigres-douces qui évoquent la misère, la galette de
sarrasin ou bien la tarte à la farlouche.
Anodine à première vue, cette substance n’en est pas moins
meurtrière. Qui se rappelle de la grande inondation de mélasse de Boston ?
C’est survenu le 15 janvier 1919. Une citerne contenant 8 700 000
litres de mélasse s’écroula. Le raz-de-marée de mélasse qui s’ensuivit fit
vingt morts et cent cinquante blessées. La United States Alcohol Company,
propriétaire de la citerne de mélasse, se déclara victime des anarchistes
pour s’éviter de payer pour tous les dégâts. La mélasse servait à produire un
alcool utilisé pour la fabrication des munitions. Et vous viendrez me dire que
la mélasse n’est pas meurtrière? Je vous prie de ne pas y songer.
Le parfum de la mélasse me rappelle aussi la misérable
enfance de mon père qui n’a jamais connu d’autre dessert que la beurrée de
mélasse.
Mon père était le sixième enfant d’une famille de dix-huit
enfants. Mon grand-père Éloi avait beau
gagner un bon salaire pour l’époque qu’ils n’en étaient pas moins une vingtaine
à s’entasser dans une cabane au plancher de terre battue du village de Sayabec.
Grand-p’pa ne savait pas faire un nœud dans sa queue. Grand-m’man se faisait
dire par le curé de ne pas empêcher la famille et d’écarquiller les cuisses. Ça
nous a donné plein de petits Bouchard ici et là, dont moi-même. Mais
laissons-là les organes génitaux de mes ancêtres.
-On mangeait rien que d’la morue pis tout l’temps d’la
morue! rappelait souvent mon père. On mangeait parfois des bigorneaux. Parfois
des clams. On allait chercher ça à Sainte-Luce-sur-Mer, y’où’ss’qu’ej’suis né.
Mais la plupart du temps, c’était d’la morue, des patates, des navets… Pis pour
dessert, fallait que tu t’attendes à rien d’autre qu’une beurrée de m’lasse!
Qu’est-ce qu’i’ y’a pour dessert? D’la m’lasse pis encore d’la m’lasse! Pis des
fois, mais c’était rare, on avait un gros baril de pommes qu’on pouvait piger
ed’dans pour pogner une pomme…
Circulant tout près de la citerne de mélasse du port, il me
revient aussi à l’esprit que mon père n’a jamais cessé de compléter sa boîte à
lunch d’aluminium avec quelques tranches de pain beurrées de margarine qu’il
trempait dans la mélasse.
Mon père est mort depuis belle lurette et je ne sais pas
pourquoi je vous raconte tout ça.
Peut-être parce qu’il est mort au début d’août et que son
anniversaire de naissance est le 18 août…
Maudite mélasse qui alimente autant les gens que les
nostalgies!
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