dimanche 17 octobre 2010

Au restaurant Mama Mia

La moelle de ses os avait commencé à sécher. Son corps était noueux comme un vieil arbre tout croche. Ses lunettes avaient l'apparence de deux fonds de bouteille. À part de ça, il portait son habit du dimanche et il sentait un peu l'Aqua Felva.

Il s'asseoya à la table comme un grand prince et attendit sagement que la serveuse s'approche de lui pour prendre la parole.

-Bonjour mademoiselle, dit-il sur un ton cauteleux. Est-ce que vous avez des hot-dogs?

-Non. On n'vend pas d'hot-dogs. Juste des hamburgers pis des smoked meat.

-Hum... souffla-t-il, l'air un peu contrarié. Et est-ce que vous avez une soupe du jour mademoiselle?

-Oui. Soupe aux légumes ou soupe aux pois.

-Je vais prendre une bonne soupe aux légumes avec cinq biscuits soda et un petit beurre s'il-vous-plaît.

-Allez-vous prendre autre chose? Une liqueur? Un café?

-Un grand verre d'eau avec de la glace. Merci. Merci beaucoup mademoiselle...

Elle lui apporta sa commande en moins de deux.

Le vieux slurpa sa soupe aux légumes très lentement et but son grand verre d'eau froide méthodiquement, un décilitre par gorgée.

La serveuse, une femme dans la quarantaine qui en avait assez de travailler dans un restaurant, devinait que ce vieillard ne serait pas son client le plus payant.

-J'vais m'fendre le cul pour y amener une soupe pour un petit dix cents de pourboire... se disait-elle.

Et il n'y avait pas d'autres clients ce dimanche-là. Seulement le vieux et un couple de joueurs de bowling qui regardaient dehors pour trouver à chaque passant une occasion d'émettre une remarque désobligeante: une fille avec des grosses fesses, un gars avec une verrue au menton, etc.

Aussitôt que le vieux termina sa sousoupe, il s'en alla discrètement vers les toilettes pour y faire son affaire.

Malheureusement, l'affaire ne se passait pas très bien. Les toilettes étaient bouchées. C'est du moins ce qu'il fit savoir à la serveuse.

-Les toilettes sont bouchées mademoiselle... Je viens de voir ça...

La serveuse réprima l'envie de dire tabarnak ou ciboire. Elle se contenta d'aller aux toilettes avec le siphon pour les déboucher.

Qu'elle ne fût pas sa surprise de constater que le drain était obstrué par un écureuil mort...

-Sacrament! Veux-tu ben m'dire quel hostie d'cochon m'a crissé un écureuil mort dans les chiottes?

L'hostie de cochon en question, c'était le vieux. Le vieux qui profita de cette diversion pour partir lentement du restaurant, sans payer son dû.

Le vieux traînait toujours quelques saloperies sur lui pour boucher les toilettes de tous les restaurants qu'il ne fréquentait jamais deux fois. C'était parfois un vieux journal. Ou bien une guenille. Voire un écureuil mort.

-Le vieux calice a pas payé son addition! constata la serveuse, avec autant de rage que d'amertume. J'parierais que c'est lui qui a calicé l'écureuil mort dans les chiottes! D'mande au livreur d'aller le pogner le vieux ciboire! I' doit pas être ben loin!

Le livreur, Stéphane Langevin, n'était pas chaud à l'idée d'arraisonner un vieux.

-Appelez la police saint-chrême! Pourquoi qu'ce serait moé qui doive courir après l'vieux? Hein? M'en calice du vieux pis d'sa soupe!

Ce qui fait que personne ne courrut après le vieux.

La serveuse ramassa le bol de soupe vide et nettoya la table des miettes de biscuits soda.

Stéphane Langevin ramassa ses commandes et partit faire ses livraisons.

Le couple de joueurs de bowling rota de l'air sans faire de bruit pour ne pas passer pour des porcs.

Et le vieux? On ne le revit jamais.

Pas plus qu'on ne revit d'écureuil mort dans le trou des chiottes du restaurant Mama Mia.

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