mardi 13 septembre 2011

Le lazy-boy de T.D.

Mon père s'endormait toujours dans son gros lazy-boy après avoir lu deux ou trois brins.

Popa était opérateur de chariot roulant dans une fabrique d'aluminium de Cap-de-la-Madeleine. Ses camarades l'appelaient Teddy, comme dans Teddy Bear, mais lui préférait dire que c'était T.D. comme dans Télesphore Damien Bouchard, le célèbre député Rouge de Saint-Hyacinthe, le gars qui se faisait expulser de l'Assemblée Nationale pour avoir traité le Cheuf Duplessis de menteur et de bandit. Un honorable anti-clérical qui défendait la liberté et le vote des femmes en un temps sombre de l'histoire du Québec.

-On a beau travaillé dans une shop qu'i' faut s'renseigner su' notre monde calvaire! qu'il me disait. T. D. Bouchard, ça mon gars c'était un homme!

-Ouin mais Popa... les gars t'appellent-tu Teddy comme dans Teddy Bear?

-Non... Non... C'est comme dans T. D. Bouchard, le député radical Rouge de Saint-Hyacinthe! C'était pas un hostie d'Bleu à marde qui plongeait la province dans 'a noirceur sacrament!

Il y avait toujours une pile de renseignements près du lazy-boy de mon père. Des renseignements qu'il ramenait de la bibliothèque municipale.

Parfois c'était une biographie de T.D. Bouchard. Ou bien une biographie de Louis Riel. Voire de Louis-Joseph Papineau. Cependant il pouvait tout aussi bien lire toute la collection de la revue Historia et là, ma foi, je me faisais un plaisir de les lui piquer, ses Historia et son lazy-boy. Peut-être qu'il maugréait un peu mais, bon, il était bon prince et laissait la jeunesse prendre ses aises, profitant d'une ruse pour me lever le cul du lazy-boy, comme de m'offrir un morceau de fromage ou bien une pelletée de dessert.

Puis Popa reprenait son lazy-boy et ses Historia. Et s'il n'était pas trop absorbé dans sa lecture, il me racontait tout ce qu'il avait retenu de ses lectures, un cours abrégé d'histoire raconté comme s'il s'agissait d'un film de Bud Spencer. Aussi nous avait-il fait retenir de la Bible les passages les plus piquants, comme la fois où Samson crissa une volée aux Philistins à coups de mâchoire d'âne ou bien la fois où David fit tomber Goliath avec son tire-roche.

Bien sûr, il me racontait aussi la fois où Louis Riel avait été pendu. Et il se disait de son bord contre ce chien de MacDonald et ces crosseurs de conservateurs qui l'avaient exécuté.

La sédition était inné chez mon père, peut-être de par son origine métisse. Louis Riel, c'était l'un des nôtres.

J'ai hérité de pas mal des traits de mon père, tant physique que psychique.

Au hasard de mes promenades, des inconnus m'arrêtent parfois pour me dire que je suis sûrement le fils de Teddy, le Teddy qui travaillait à la Reynold's.

Eh bien oui, je suis le fils de T.D.

J'ai tout hérité de lui, tout, même son lazy-boy.

Son lazy-boy dans lequel je m'endors après avoir lu Varlam Chalamov.

Sacré lazy-boy. Il a presque trente ans et il est toujours aussi confortable.

6 commentaires:

  1. je me suis jamais assise dans un truc comme ça, moi ! ça doit pas aider à avoir envie de se lever, j'ai idée...:)

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  2. On lui dit à Anne que bien que le Québec soit une société plutôt matriarcale à tendance assez égalitaire entre hommes et femmes, que ces dernières bénificient de tout l'éventail de libertés, il y a une chose qui ne se partage pas, deux par extension, l'utilisation du lazy-boy et le bordel dan'l garage qui sont strictement réservés aux hommes, sinon que deviendrait-on?

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  3. Aaaaaah ! Tu t'es mis à Chalamov. À la bonne heure. Ça n'augure que du bon, ça. Je n'ai jamais connu un auteur de talent que VC n'a su influencer dans le bon sens. J'en trépigne presque.

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  4. Anne, MakesmewonderHum a presque raison de dire que le lazy-boy et le capharnaüm sont des attributs bien masculins. Si je me fie au bordel dans mon atelier, en ce moment, ça vaut bien un bordel dans le garage.

    ***

    É. je lis Les récits de la Kolyma publié par les éditions Verdier. Une brique de 1500 pages qui vaut son pesant d'art. Le thème est dégueu: le goulag est dégueu...

    Par contre il y a quelque chose de monstrueusement universel chez Chalamov, cette résistance de l'individu pris dans la foule, ce stoïcisme qui n'a rien perdu de son acuité spirituelle, puisque sa condition est encore plus misérable que ne le fût celle d'Épictète.

    Je ne sais pas si cela fera de moi un meilleur écrivain. Si cela pouvait faire de moi un meilleur homme j'en serais tout de même content...

    Je suis en train de lire les récits réunis dans Le virtuose de la pelle. C'est monstrueusement du grand art.

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  5. J'ai la même édition, que j'ai traînée pendant presque trois ans un peu partout. La partie essai sur le brigandisme a énormément influencé la direction de mes recherches sur le bon kamarmarde Staline.

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  6. Il y a quelques années au Café Lubu, (Sainte Catherine,Montréal) se tenait toute une série de conférences sur L'identité québécoises avec des invités bourrés de talents, l'entrée de quelques dollars allait je crois aux conférenciers. Avec votre capacité et vos différentes affinités littéraires il serait intéressant m'semble de reprendre la formule dans la perspective de vulgariser les rapports entre l'écriture et les différents contextes sociaux, dictatures, guerres etc. Fallait voir à quel rhytme ce café se remplissait pour vous en convaincre.

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