vendredi 28 juillet 2017

Morte Adèle

Ça lui prenait toujours vers dix ou onze heures du soir. Peut-être avant mais les témoins manquent à l'appel. Alors qu'il est indubitable que Mortadelle appelait ses amies vers ces heures-là, fin saoule, pour leur répéter toujours la même rengaine.

-Appelle mes parents... dis-leur que j'su's une bonne fille...

Évidemment, personne n'appelait ses parents.

Et tous avaient fini par lui raccrocher la ligne au nez.

Tant et si bien qu'il n'y avait plus d'amis autour de Mortadelle.

Elle avait maintenant soixante-trois ans. Elle gémissait encore dans les bars en imitant une poule que l'on égorge. Elle appelait ça une performance.

Ses parents étaient morts. Et elle savait qu'ils savaient qu'elle était une bonne fille.

Mortadelle avait fait la paix avec elle-même.

Elle n'avait pas dessoûlé pour autant.

Et elle criait dans le même bar de poètes maudits depuis au moins vingt-cinq ou trente-huit ans.

Ses prestations de poules que l'on égorge commençaient à gêner un peu les nouveaux propriétaires. Ce n'est pas qu'ils étaient méprisants envers l'art. C'est juste qu'ils trouvaient gênants que tous les spectacles soient bousillés par l'art en direct de Mortadelle qui prêtait sa voix et son corps filiforme à toutes sortes de distorsions et de contorsions. Elle agressait même les clients en collant son nez dans leurs yeux tout en simulant la poule que l'on égorge. C'était devenu trop.

Pourtant, les proprios ne firent rien. Ils se dirent qu'ils devaient vivre avec Mortadelle.

-On leur vend de quoi pour les assommer... On est quand même pas pour être regardants sur ceux qu'on assomme...

C'était une morale qui se tenait. Elle fut approuvée par le conseil d'administration du bar.

Ah oui! le bar s'appelait L'Assommoir. Comme dans le roman de Zola. Il avait été fondé par des étudiants du Cégep qui avaient eu à lire L'Assommoir de Émile Zola pour leur cours de français.

Mortadelle, c'était Mortadelle.

Elle devait bien sûr avoir un autre prénom.

Mais c'est le seul qu'elle nous donnait.

Et elle nous le donnait comme si c'était un privilège alors que, bien honnêtement, on s'en contrefoutait.

-Je m'ap-pel-le-heu Mor-ta-del-leuh! nous disait-elle en prenant des poses avec ses bras comme si elle se croyait devenue une divinité hindoue.

Oui, oui. C'était une bonne fille.

La vieille toujours accoudée au bar de L'Assommoir depuis presque des siècles.

Morte Adèle.




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