vendredi 3 avril 2015

Le professeur K. et la lutte contre le totalitarisme des honnêtes gens

Le professeur K. avait connu la Seconde guerre mondiale. Il avait été témoin des atrocités commises par les nazis. Il se souvenait du sang qui inondait la place publique de Liège. Il n'avait que huit ou neuf ans. Pour punir les forces de la Résistance et ceux qui les soutenaient, les nazis s'étaient emparés de citoyens désignés au hasard. Les nazis les avaient mis au milieu de la place et les avaient fait exploser avec des grenades qu'ils avaient placés autour du corps de leurs victimes.

-Si vous ne nous dites pas où vous cachez les terroristes, nous choisirons encore dix personnes parmi vous demain et nous leur ferons connaître le même sort... Heil Hitler!

Le lendemain, je ne pourrais vous dire ce qui s'est passé. Probablement que les Québécois, les Canadiens, les Britanniques et les Américains ont mis fin à l'Occupation allemande. Les terroristes sont probablement devenus des héros. Et les nazis ont probablement fui en Argentine.

Je ne sais pas ce qui a motivé le professeur K. à venir s'établir au Québec. Peut-être pour fuir cette vieille Europe et ses odeurs de sang. Je vous avouerai que je ne lui ai jamais posé la question.

Cela dit, le professeur K. avait été particulièrement affecté par toutes les formes de totalitarisme. Sa famille avait connu les effets pervers du stalinisme et de l'hitlérisme. Le professeur K. était d'origine russe. Et il s'accrochait à Dostoïevski, Chestov et Berdaïev pour mieux saisir l'esprit de cette sale époque. Ce qui faisait de lui un philosophe d'exception dans mon université où il y avait beaucoup trop d'idéologues à courte vue et autres logiciens pour machines à calculer.

-Vous savez monsieur Bouchard, qu'il me disait au cours d'un dialogue entre le maître et l'élève, le monde est rempli de larves et de bêtes rampantes... Même ici à l'université... Plusieurs n'hésiteraient pas à éviscérer leur propre mère pour s'assurer une bonne place dans le monde... Quelqu'un qui reçoit une médaille ou des honneurs, dans un tel contexte, doit être regardé avec suspicion... Sur qui s'appuient les régimes totalitaires? Sur les honnêtes gens, sur les tièdes qui, comme le rapporte l'Apocalypse de Saint-Jean, sont vomis tant par le Ciel que par l'Enfer... "Que votre parole soit oui, oui, non, non, mais tièdes je vous vomirai de ma bouche..." Voilà ce qu'enseignent les Saintes-Écritures tout autant que l'expérience de la vie... Les régimes totalitaires n'ont que faire des rebelles et des révoltés: ils seront même les premiers sacrifiés! Les dictatures ont besoin de l'homme sans regard ni visage, de l'homme objectivé, réduit à l'état de chose sans cervelle que l'on peut pousser à commettre toutes les ignominies... Vous savez, monsieur Bouchard, qu'il y avait très peu de psychopathes dans les camps de la mort nazis ou communistes... On n'y trouvait essentiellement que des honnêtes gens soucieux d'accomplir leur devoir et d'obéir aux ordres... Le Ciel et l'Enfer, pour peu qu'ils existent, regarderont favorablement un révolté parce que l'un et l'autre feront fi des êtres serviles et dépersonnalisés... Méfions-nous des marchands de bonheur et des vendeurs d'assurance... N'est-ce pas Bernanos qui disait que si le Diable se présentait à nous de nos jours il se présenterait sous les traits d'un vendeur d'assurance? Que nous reste-t-il pour résister à toutes ces infamies, cher monsieur Bouchard? Il nous reste les arts, la culture, l'amour de la sagesse et de la connaissance...

-Et pour ce qui est de l'examen oral? lui demandé-je, puisque j'étais sensé le rencontrer pour passer un examen.

-Vous savez bien que vous vous méritez un A. Les questions oiseuses, je ne les réserve qu'à ceux qui obéissent servilement et ne s'en remettent qu'au syllabus du cours... Vous lisez plus que tous les autres étudiants... Vous ne craignez pas de donner votre opinion, quitte à me contrarier... Franchement, je vous donne même un A plus. Cela dit, parlez-moi de ce que vous lisez en ce moment? Je suis toujours curieux de voir où vous en êtes avec vos lectures...

J'ai donc parlé de mes lectures au professeur K. Je ne me souviens plus trop de ce que je lisais à ce moment-là. Probablement Les formes nouvelles en peinture, de Stanislas Ignacy Witkiewicz... Ce qui dut l'enchanter. Il voyait bien que je me forçais le cul pour lire des textes rares et compliqués, sans avoir à m'en remettre à la mémoire de mes profs.

Évidemment, je ne vous écris pas ça pour me vanter. J'ai toujours été un lecteur compulsif. Je détestais tellement l'école que je tenais les bibliothèques pour mon refuge mental. Je n'ai aucun mérite d'avoir appris à me protéger des balivernes avec les livres. Chaque livre me protégeait de l'ennui et de la bêtise.

C'était bien la première fois que je trouvais quelqu'un, hormis mon père et mon frère aîné, pour m'encourager à lire sans ressentir la culpabilité de risquer de devenir fou...

S'il fallait que je devienne un fou, se serait un fou comme lui, le professeur K., alias mon ami Alexis Klimov...


2 commentaires:

  1. Il ne faut pas craindre la folie - La vie n ' est-elle pas folle ?
    Il n ' y a que les bonnes et les mauvaises folies -
    Ceux et celles qui sont du côté des mauvaises folies le seront sans doute toujours - sans doute ces horreurs sont-elles "bonnes" pour eux-elles ? mais nuisibles pour nous .
    Et puis il y a ces "tièdes" , qui se préservent le + possible de toute folie - n ' est-ce pas là la + grande folie ? Il y a aussi celles et ceux qui se débattent , tel Antonin Artaud , entre les bonnes et les mauvaises folies -
    Au final , reconnaître l ' existence de la folie n ' est-ce pas simplement reconnaître les mystères - bons et mauvais - de l ' existence , sans pour cela se laisser envahir par eux , savoir préserver aussi l ' insouciance de vivre , le bonheur , et la joie des désirs ?
    The fool on the hill -
    Imagine ...

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  2. Je n'ai aucune honte au fait de plaider pour la folie. Être sérieux, dans ce monde, est le signe d'un grand manque d'humanité...

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