samedi 26 décembre 2009

Chapeau de paille


Jérôme est fou de Dieu. Tant et si bien qu'il lui consacre tous ses temps libres. En fait, Dieu est son unique occupation, avec Jésus, le Paraclet et tous les saints.

Jérôme ne boite pas mais il est freluquet. Il a perdu son chapeau de paysan en paille en 1992 et il ne l'a jamais retrouvé, bien que cela n'ait rien à voir avec ce récit.

Il utilise des cotons-tiges pour se curer les oreilles.

Son nez est aquilin.

Ses lèvres sont fendillées par cette manie qu'il a de se déshydrater à la gloire du Seigneur.

Jérôme peut passer des jours et des nuits à prier, prier et prier encore. Il se contente de boire deux verres d'eau par jour. Il mange dévotement tous les jours six tranches de pain accompagnées de trois carottes et une orange. Jérôme veut devenir un saint, voyez-vous, et il mène cette démarche par ses propres moyens.

Jérôme a choisi pour tanière un ridicule studio aux murs décrépis d'un misérable édifice à logements de Trois-Rivières. Son studio est en plein coeur de Ste-Cécile, un quartier ouvrier où plus personne ne travaille depuis la fermeture des usines environnantes qui lui donnèrent naissance et subsistance. Il ne reste dans tout le quartier que des substances, du suspense, de la prostitution et de la folie. Sodome y règne et Jérôme le sait, lui, qui prie, prie et prie. Puis se mortifie, mortifie, mortifie comme pour rappeler à Dieu qu'il sympathise d'avec les souffrances de son Fils, Jésus, Notre Sauveur.

Jérôme est un hostie de fêlé, croyez-moi.

Il prie à genoux sur une règle, devant un mur, dans un coin. Il s'attache les gosses avec des élastiques. Puis il se crisse des coups de ceinture dans le dos en récitant ses prières où il dit des trucs du genre pardonnez-moi Mon Père car j'ai péché...

C'est clair qu'il a sauté une coche, Jérôme. L'ascenseur ne se rend plus jusqu'au cerveau.

C'est pour ça que personne ne s'est étonné de voir stationner l'ambulance devant son studio, hier, jour de Noël. D'abord, personne ne s'étonne de quoi que ce soit dans Ste-Cécile. C'est pas que les gens se sodomisent tant que ça. C'est juste que chacun est à son affaire et vérifie si la porte d'en avant et la porte d'en arrière sont barrées.

Néanmoins, il y a toujours quelques commères ou écrivains publics du lumpenprolétariat pour venir nous dire ce qui s'est vraiment passé, n'est-ce pas? Les murs ont des oreilles partout, même dans Ste-Cécile.

On savait bien que Jérôme s'était autoflagellé un peu plus que d'habitude, hier, pour Noël. Chaque fête religieuse le tourmente un peu plus que d'habitude. Et il ne se rate pas d'habitude, ayoye que non.

Pour Noël, les élastiques étaient plus serrés que jamais autour de ses gosses. Et il priait, oh que oui qu'il priait l'hostie de sans-dessein: ÉLOIGNE DE MOI LE PÉCHÉ SEIGNEUR! ELI ELI LAMA SABACHTANI!

Jérôme, dans son délire, appelait le prophète Élie. Et il avait remplacé la ceinture par un outil à jardiner, genre de petit râteau pour sarcler autour des plantes.

Jérôme se calissait des coups de petit râteau dans le dos en beuglant ses prières. Le sang pissait partout. Et les chairs arrachées se confondaient aux motifs du prélart. Franchement, il y mettait le paquet pour Noël, Jérôme. Paf! Paf! Paf! Ayoye don' calice!

Mettons que ça cassait le party de Noël de tout le monde dans le bloc qui, de toute façon, n'abrite que des gens qui n'ont pas d'argent pour se saouler le jour de Noël parce que le chèque de BS ne rentre que la semaine prochaine. Ce qui fait qu'il y en a une dans le lot, Thérèse, qui a encore le téléphone, qui appela la police pour leur dire qu'il y avait eu un meurtre à l'appartement du dessous.

-Si j'leu' disais pas qu'c'tait un meurtre vous vous s'riez pas déplacés çartain e'l'jour de Noël! qu'elle expliqua aux policiers qui constatèrent que le meurtrier était aussi sa propre victime.

Jérôme était dans un état pitoyable. Il baignait dans son sang. Et il s'était même couronné. Avec des aiguilles, des tas d'aiguilles qu'il s'était rentrés tout le tour de la tête. Tabarnak! C'était un hostie de freak show.

-ELI ELI LAMA SABACHTANI!

-Arrêtez de crier m'sieur, lui ordonna l'agent Lemieux. Restez calme. Une ambulance va venir et on va vous emmener à l'hôpital.

-ELI ELI LAMA SABACHTANI! répéta Jérôme en tentant de s'extraire les yeux de la tête avec son petit rateau.

C'est à ce moment que l'agent Lemieux et sa camarade, l'agente Da Silva, prirent la décision de menotter Jérôme avec des taillerapses.

Les ambulanciers emportèrent Jérôme sans lui enlever ses taillerapses.

-On lui enlève-tu les aiguilles su' l'front? demanda cependant Pierre-Luc à l'urgentologue, sur son cellulaire, alors qu'il redémarrait l'ambulance pour foncer vers l'hôpital.

-Non. Laisse-les lui dans l'front, l'hostie d'mongol... On va lui enlever ça icitte...

-Qu'est-ce qu'il a dit, hu? demanda son coéquipier, Mohamed.

-Il a dit qu'on va lui enlever les aiguilles à l'hôpital. Des fois que ça s'mettrait à pisser le sang pour rien. I' s'est magané en hostie, hein?

-Zeb'i*! Tu l'as dit mon pote!

-Un hostie de délire religieux... Hostie qu'i' en a dans l'temps des Fêtes des niaiseries d'même! Toutte les fous s'donnent le mot.

-On croirait que c'est la pleine lune zeb'i! rajouta Mohamed.

Jérôme reposait sur la civière. Il dormait et on pouvait lire sur son visage ensanglanté une indicible béatitude.

Jérôme avait célébré Noël, la naissance du Christ, avec toute la passion qui se doit.

Il était en paix avec lui-même et avec son Dieu.

***
*Zeb'i: slang maghrébin qui signifie à peu près hostie. Littéralement: mon pénis. Mon zob. Zeb'i.

1 commentaire: