mercredi 14 janvier 2009

Lucie Luc


Il s'appelait Luc mais tout le monde l'appelait Lucie Luc. Tout le monde, il faut s'entendre. Je me gardais une petite gêne, un reste d'humanité apprise chez mes parents. «Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse.» Dont insulter le petit nouveau de la classe de 5e année, Lucie Luc, un petit gros aux traits féminins, avec de gros seins et une voix de fillette. Le souffre-douleur idéal, quoi.

Lucie Luc passait ses journées entières à se faire molester dès que l'institutrice avait les yeux tournés. Mais ce n'était rien encore. À la sortie des classes, Lucie Luc était sûre d'en manger encore toute une. Les baveux s'y prenaient à dix ou à vingt-deux pour faire regretter à Lucie Luc d'être venue au monde. Des claques sur la gueule, des coups de pieds au cul, de la merde de chien dans les oreilles, tout ce que vous pouvez imaginer de sale et de répugnant, eh bien c'était le lot quotidien de Lucie Luc.

Même Parents-aux-aguets, l'organisme qui vient en aide aux enfants en situation de danger, n'était d'aucun secours.

Lucie Luc avait bien tenté de se réfugier chez des gens qui affichaient la vignette de Parents-aux-aguets dans leur fenêtre. Ils n'avaient jamais voulu lui ouvrir, comme s'ils craignaient la vingtaine de délinquants qui souhaitaient lui faire manger une chenille. C'est vrai qu'il ne fallait pas trop perturber les Gervais et les Massé, ces deux familles de mongols.

-Lâchez-lé don' les gars! I' vous a rien faitte! que je disais.

-Ta yeule Bouchard! C't'un tapette Lucie Luc!

-Lâchez-lé!

-Va chier Bouchard!

Que vouliez-vous que je fasse à vingt contre un? Je restais planté là stupidement, comme tous les autres. Les Gervais et les Massé étaient sur Lucie Luc et ça laissait tout le monde souffler un peu. Pendant qu'ils bûchaient sur Lucie Luc, les autres têtes de turcs goûtaient même un certain répit. Le problème, c'est que les Gervais et les Massé étaient mes amis. Je n'étais pas une tête de turc. J'étais bien trop mauvais. Mais j'assistais tout de même, impuissant, au martyre de Lucie Luc.

Lucie Luc avala la chenille d'un coup. Puis le gros Gervais et P'tits-Pieds-Massé pissèrent sur Lucie Luc.

-Avale christ de tapette! Avale Lucie Luc! qu'ils criaient tout en riant méchamment.

Luc était couché au sol, dans la position du foetus, et il pleurait.

Les Gervais et les Massé étaient partis. Il ne restait plus que moi, Hélène Caouette et Rémi Desaulniers. La Croix-Rouge, tiens, c'était nous trois.

-Ça va Luc?

Luc pleurait. On l'a relevé sans trop se coller sur lui, compte tenu de la pisse. Puis nous l'avons raccompagné jusque chez lui.

Luc était élevé par sa grand-mère, vieille, aveugle et sourde. On n'a jamais été capable de lui expliquer quoi que ce soit. Ce qui fait que Lucie Luc a continué de se faire battre pendant des mois, puis à des intervalles moins rapprochés, parce que même les salauds ont besoin de nouveauté. Battre la même tapette tous les jours, ça devient lassant.

Les coups continuèrent à pleuvoir sur son corps jusqu'au secondaire, de temps à autres. Luc commença à se sentir un peu mieux en suivant un D.E.P. en coiffure, parmi des tas de filles qui, il faut bien l'avouer, n'avaient jamais eu la méchanceté des gars à son égard. Les Gervais et les Massé se firent mettre dehors de l'école, par ailleurs, et poursuivirent leur vie de trous du cul: suicides, meurtres, viols, vols qualifiés, etc.

Alors que tout le monde croyait qu'il était homo, Luc s'est marié avec une coiffeuse et a eu six filles, imaginez-vous donc. Sa voix est toujours aussi douce, quoique moins fluette. Son visage est parfaitement glabre, rien que des cheveux, pas de moustache ni de sourcils. C'est vrai que Luc s'épile. Une fantaisie qu'il peut bien se permettre. Comme celle de s'être fait enlever ses seins.

Son salon de coiffure marche bien. La coiffurathèque que ça s'appelle. Vingt employés. Chiffre d'affaires impressionnant.

Luc et sa femme, Hélène Caouette, vivent dans un manoir cossu du haut de la ville. Avec leurs six filles qui courent un peu partout et la passion de son épouse pour les bibelots et la décoration rose bonbon, on se croirait vraiment dans une maison de poupées.

Et vous savez quoi? Avec l'enfer que les Gervais et les Massé lui ont fait vivre quand il était enfant, il n'y a pas d'homme sur terre qui ne mérite de vivre la vie en rose autant que Luc alias Lucie Luc, souffre-douleur professionnel du pays de mon enfance.

6 commentaires:

  1. Shit, pendant un bout de temps, j'ai cru que tu racontais mon enfance à moi, même si j'avais pas de totons. À la différence qu'un certain après-midi j'ai découvert qu'une sandwich de jointures bien administrée permettait de changer la fin du scénario.

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  2. je crois que c'est le genre d'histoire qui se reproduit, à divers échelles, et qui arrive a presque tout le monde.

    moi, çà a durer 8 mois, secondaire 2. jusqu"à une journée pédagogique ou on allait jouer au baseball. a 6 contre un tu fait juste eviter les coups mais a 6 contre un + un "louiseville slugger", c'est eux qui évitent les coups.

    y m'ont pas mal crisser la paix après ca

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  3. Et bien je pense qu'il a bien eu de la chance de rencontrer quelqu'un prêt à défendre sa cause à dix contre un, vingt en fait !

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  4. T'aurais pas aimé devenir coiffeur É.?

    ***

    L'enfance est un pays maudit, Shilum. Je pense que la vie d'adulte est moins violente, aussi paradoxale que cela puisse paraître.

    ***

    Helena, j'en connais qui ont eu moins de chance et qui ont fini au bout d'une corde à force de se faire ridiculiser.

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  5. Moi aussi , j'en connais qui n'ont pas eu cette chance ; c'est vrai comme tu le dis , paradoxalement le monde de l'enfance est cruel !

    Pour moi , c'est la même histoire , quelqu'un qui a porté un regard bienveillant sur moi et qui avait l'âme d'un justicier !! J'avais 10 ou 11 ans et je vivais un enfer , mais je prétais le flanc à ce genre de comportements , finalement quand j'y repense ...
    La solution d'Eric , je n'y pensais pas à l'époque !

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  6. c'est quand l'enfance dure dans la vie d'adulte que ça devient lourd à digérer. quand la lucidité des premières heures est toujours aussi tenace et de plus en plus déroutée, à cause de toute cette expérience qui encombre l'estomac et remonte dans la tête. comme si le suc gastrique faisait oeuvre de liaison entre les idées qu'on se fait du monde.

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