mercredi 16 juillet 2008

DANS L'OUEST, AVEC UN PISTOLET À CLOUS


Mission City. Colombie-Britannique. Au printemps de 1993.

Il pleut encore mais le panorama est magnifique. Les baies sauvages, dites salmonberries, colorent les sous-bois. Les montagnes aux sommets enneigés habillent l'horizon. De quoi faire rêver un vagabond.

Ce vagabond, logé au Bellevue Hotel, juste au-dessus du bar éponyme, descend le côteau sablonneux de la rivière Fraser, emprunte la ligne de chemin de fer, puis marche jusque vers la première entreprise venue. C'est un colosse, que dis-je, un ogre. Shrek avec le crâne moins plat et les cheveux longs.

Ce vagabond-là, c'est moi. Et je me cherche du travail parce qu'il me reste à peine de quoi survivre une semaine.

J'entre dans le bureau de Van Der Loew Pallet Supply and Co. On y fabrique des supports de bois pour les entrepôts. Je me présente à la secrétaire, une joufflue de cinquante quelques années au regard un peu vide.

-Hi! I'm looking for a job. I'm a good worker and I've got many skills...

C'est une phrase que j'ai apprise par coeur, comme un Mexicain dirait en bon québécois: salut j'charche une djobe. Chu un bon travailleur pis chu habile.

La secrétaire me prie d'attendre et va chercher le patron ou son représentant.

Au bout d'un moment, le patron s'avance vers moi. C'est un aveugle. Il marche avec une canne blanche.

-Good morning sir, dis-je dans mon meilleur anglais.

L'aveugle bedonnant au front chauve enveloppé d'une casquette ne dit rien. Il fonce vers moi, avec sa canne blanche cliquetant au sol, et il se saisit d'un de mes biceps.

-Hum. You're a big guy. Ok. Let's go. Follow me.

Je suis engagé. Non pas sur la base de mon intelligence, mais sur la base de mes gros bras. Pas besoin de cévé. Je remercie mes parents de m'avoir nourri huit fois par jour.

Il m'amène devant un tas de bois et me met un pistolet à clous entre les mains. Mon rôle consistera à planter des clous dans des supports de bois toute la journée, jusqu'à dix-huit heures. Évidemment, c'est moi qui passerai le balai après que tout le monde soit parti.

Le soir, au bar du Bellevue Hotel, je renverse la moitié de ma bière à chaque fois que je prends une gorgée. J'ai le pistolet à clous dans le bras qui continue d'opérer, comme la caricature qu'en ferait un Charlie Chaplin dans le film Les Temps modernes.

Au bout de quelques semaines, je fais tout dans l'atelier. Je cloue. Je fais le ménage dans la cour à la pluie battante. Les lames d'acier qui entourent les planches me tailladent les bras, les jambes. Je me rentre des bouts de bois dans la peau à longueur de journée. Je soulève seul des planches géantes de pin rouge avec un tréteau. Je bosse du lundi au samedi. Je n'ai de répit que le dimanche, et moi seul, parce que je me suis dit catholique... au lieu d'athée. Un petit mensonge qui me fait conserver mon boulot. Le patron est un baptiste et le dimanche mes camarades de travail doivent aussi l'aider à bâtir leur église. Grâce à Rome, j'ai mon dimanche. Fuck l'église.

Puis un jour, au bout de deux mois, j'en ai marre.

La frousse me prend de me couper les doigts en opérant la scie.

Tous mes camarades ont perdu un ou cinq doigts.

Ils renversent toujours la moitié de leur bière, sauf quand ils sont saouls.

Et ils sont sourds comme des pots.

Tactactac toute la journée, et vous êtes Beethoven moins le talent musical.

J'ai donc crissé mon camp à Vancouver et, sept jours plus tard, j'étais au Yukon.

Aussi loin que possible tant qu'à faire.

Bye! Bye! Mission City. Yukon, here I come!


En supplément musical: My Girl de Chilliwack, le groupe rock le plus populaire de Mission City, puisque Chilliwack est la ville d'à côté.


1 commentaire:

  1. Bonjour monsieur Gaétan, je viens d'atterrir au hasard des déboulades et des enfargeages de cochonneries à la traîne de l'internet, sur la terre de vos jardins. Authentique, est le mots qui m'orbite autour de la tête comme un gros bourdon du printemps. J'ai commencé à visiter quelques emplacements et ça m'a plu tout de suite. Dorénavant votre site sera inscrit dans l'étinéraire de mes couraillages sur l'internet. C'est du beau travail au niveau pis à l'équerre, en lettres, en dessin, originant d'un esprit créateur puissant et authentiquement original. Très beau travail.

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