jeudi 12 mars 2009

La danse de la gueurnouille


Elle pèse quoi? Peut-être soixante-douze livres? Peut-être moins... En tout cas, elle est maigre comme ça ne se peut pas. Et vieille à part de ça. Je dirais soixante-douze ans. Soixante-douze ans, soixante-douze livres, avec une rangée de trois dents, devant, accrochées à la mâchoire inférieure.

Elle s'appelle Thérèse. Mais tout le monde l'appelle généralement la Folle, parce qu'elle passe son temps à planter toutes sortes de quossins dans le gazon l'été: des fleurs, des roches, des drapeaux du Québec, des flamants roses, des gugusses en plastique, des statues de la Vierge et des figurines de Star Wars ou du Colonel Sanders.

Ça fesse dans le décor, croyez-moi, et ses voisins, qui bénéficient eux aussi d'un loyer à prix modique dans le même HLM, ne trouvent rien d'autre à dire que c'est une hostie d'folle qui s'amuse à se bâtir un dépotoir devant son appartement.

Je n'avais jamais vraiment parlé à Thérèse jusqu'à ce qu'elle aboutisse chez Bernard «Bécik» Saint-Laurent, un vieux freak des années '60 qui rameute tout ce qu'il y a de pauvre et de meurtri dans le quartier pour se recréer une tribu au sein de laquelle il fait figure de patriarche compatissant et généreux, toujours prêt à partir un petit café pour ses visiteurs tous plus insolites les uns que les autres, dont moi et Thérèse, entre autres.

J'ai justement rencontré Thérèse la semaine dernière. J'allais enfin connaître cette petite bonne femme un peu excentrique qui fait jaser tout le quartier sans que personne ne jase vraiment avec elle, sinon Bernard, et maintenant moi.

-Ah! qu'j'ai mal aux jambes... qu'j'ai mal aux jambes! qu'elle m'a dit après les salutations d'usage, la première fois que je l'ai rencontrée chez Bécik.

Elle se versa du Coffee-Mate dans son café. Voyant que je la regardais faire, elle crut bon de s'expliquer.

-J'emmène toujours mon Coffee-Mate parce que Bécik y'achète rien qu'd'la crème 35% pour son café pis moé ben j'digère pas ça. Pis ah! qu'j'ai mal aux os! Aux mains! Aux coudes!

Bécik lui suggéra de boire un verre d'huile de foie de castor ou quelque truc dégueulasse qu'il tient toujours en réserve, compte tenu de ses origines paysannes.

-Non! Non! J'ai ben qu'trop peur de m'étouffer! Ah non! Mais là, avec le café, on dirait qu'ça me r'vient... Ouais... Ça fait moins mal. Ouais... On dirait qu'j'sens p'us rien.

Et là, vrai comme je suis là, Thérèse s'est levée et elle s'est mise à exécuter une danse de la grenouille pas possible sur la musique de Neil Young, le chanteur préféré de Bécik.

-Tiens! Lalala! J'danse comme une gueurnouille! Lalala!

Il était difficile de ne pas rire. Sans méchanceté, cela dit. On ne peut tout de même pas tenir son sérieux longtemps quand une bonne femme de soixante-douze ans, soixante-douze livres et trois dents exécute la danse de la gueurnouille.

Évidemment, ça n'a pas duré dix ans. Au bout de trente secondes, c'était fini. Thérèse s'est rassise et elle est repartie avec ses lamentations.

-Ah! qu'j'ai mal aux jambes pis aux os! Pis moé qui croyais que j'tais guérie! Ah maudite misère!

On s'est tous mis à rigoler de bon coeur, Thérèse aussi.

Mais c'en était fini pour la journée avec la danse de la gueurnouille.

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