Hervé Malpivoine était boss de la salle de quilles Chez Gugus. Tout y était vétuste et croche, des planchers au plafond. C'est vrai que la salle était vieille. Chez Gugus était en opération depuis les années quarante. On y en avait vu des joueurs, des caissières et des placeurs de quilles au cours de toutes ces années.
Les quilles n'étant plus ce qu'elles étaient, Chez Gugus ne fût bientôt fréquenté que par une poignée d'adolescents qui se saoulaient la gueule avant que d'aller vomir sur les allées et les banquettes en cuirette défraîchie.
Hervé Malpivoine s'accommodait tant bien que mal de la situation en se disant qu'il faudra bien un jour ou l'autre mettre la clé à la porte une fois pour toutes.
En attendant ce jour-là, le vieux malcommode passait le plus clair de son temps à crier après son staff comme il l'avait toujours fait depuis le jour où son père, Nazaire Malpivoine, lui avait confié les clés de Chez Gugus. C'était en novembre 1966. Ça ne datait pas d'hier, ça non.
Nazaire était plus coulant, pas très achalant, mais tout aussi avare que son fils.
Hervé était plutôt du genre devinez ce que je pense où je vais vous crier des ordres insensés comme fais ceci et cela en même temps, comme si tout le monde était une pieuvre à huit tentacules.
Par conséquent, ses employés l'avaient surnommé Le vieux christ de rat sale.
-Le vieux christ de rat sale! entendait-on dire parmi les employés. S'il gueule encore après moé aujourd'hui m'en va's y rentrer une quille dans l'cul!
Hervé finissait par gueuler immanquablement pendant leur quart de travail. Et jamais il ne sortait de Chez Gugus avec une quille de cul. C'était comme si tout un chacun se résignait.
La caissière Irène Veillette n'était pourtant pas du genre à se résigner et si la salle de quilles Chez Gugus est fermée aujourd'hui c'est un peu à cause d'elle.
Comme Hervé lui reprochait un jour de ne pas avoir fait ceci ou cela convenablement, la vieille Irène, une femme d'un certain âge, lui décocha une flèche empoisonnée qui le toucha droit au coeur.
-Mon hostie d'taouin toé! Sais-tu comment on t'appelle, hein? On t'appelle Le vieux christ de rat sale! Pis sais-tu quoi? C'est vraiment ça qu't'es, un vieux christ de rat sale qui gueule après tout l'monde comme un putois parce qu'i' sait pas gérer sa business, ses émotions pis sa boisson! Dessoûle vieille calice d'éponge! On lit pas dans tes pensées, el' cave! Hostie! Tu nous parles comme si t'avais une quille dans l'cul! Ça va faire sacrament les insultes pis l'criage toute la calice de journée à faire des devinettes de tabarnak! Place-toé ou m'en va's t'placer mon vieux hostie de pet foéreux!
C'est là que Malpivoine commença sa dépression.
Il se mit à pleurer comme un bébé en se traitant de vieux christ de rat sale. C'était un peu tard mais c'en n'était pas moins vrai.
Hervé le rat sale confia la gérance à son neveu, Marco, un p'tit con qui ne savait pas compter et militait à temps partiel pour un parti de centre-droit.
Hervé vendit Chez Gugus pour une bouchée de pain avant la fin de l'année.
Puis il devint, croyez-le ou non, missionnaire en Afrique.
Comme quoi les quilles peuvent mener à tout.
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