vendredi 8 janvier 2010

Le Bellevue Hotel était un bordel

Le Bellevue Hotel était un bordel. Tout le monde savait ça. Surtout le monde qui se tenait au bar du Bellevue Hotel, au rez-de-chaussée. Michel Lamarre, lui, ne le savait pas encore.

Pour le bar du Bellevue Hotel, eh bien c'était tout ce qu'il y avait de plus traditionnel, avec une touche de Far-West puisqu'il avait poussé sur la rive droite du fleuve Fraser, en Colombie-Britannique. Il y avait des portes battantes, comme dans les saloons et autres tripots remplis de couards et de putois.

La clientèle était essentiellement composée de travailleurs à petits salaires et d'assistés sociaux. On pouvait s'y faire pomper le noeud pour un paquet de cigarettes ou la moitié d'une bouteille de bière.

Évidemment, les filles qui se trouvaient là n'étaient pas toutes des putes. Il y avait aussi des filles à peu près ordinaires qui travaillaient à petit salaire ou recevaient des chèques de l'État. C'était le seul bar du village. Ce qui fait qu'on se mariait et se fréquentait encore à l'église.

Les putes, quant à elles, louaient des chambres à l'étage, en haut du bar. Hormis quelques voyageurs de passage, dont Michel Lamarre, le Bellevue Hotel n'hébergeait que des putes.

Michel Lamarre était arrivé dans le patelin par hasard pour se trouver du travail. C'était un géant de six pieds quatre pouces avec des orteils repliés. Comme il portait des bottes la plupart du temps, pour s'acclimater à l'automne, l'hiver et le printemps, on ne les voyait pas souvent ses orteils repliés. Même qu'il ne servirait à rien d'en dire plus à ce sujet. C'était des orteils repliés normaux.

Lamarre avait le visage ovale et il était du genre beau bonhomme qui s'ignore. Les femmes du patelin n'allaient pas l'ignorer longtemps alors qu'il arrivait là comme tout ce qu'il y avait de plus exotique dans ce trou pourri: un Frenchy. C'était comme si Lamarre provenait d'Afrique.

Frenchy, c'était exotique en s'il-vous-plaît pour tout ce beau monde qui savait à peine lire ou écrire.

On ne peut pas dire que l'on trouvait des tas de gens farcis de diplômes dans ce coin-là. On arrêtait d'aller à l'école à quinze ans pour commencer à travailler ou bien à boire. Et on finissait au Bellevue Hotel, le soir, pour oublier la vie de merde que l'on menait, comme partout ailleurs, d'un fucking océan à l'autre.

Lamarre avait vu l'enseigne du Bellevue Hotel et avait conclu qu'il pourrait y dormir. Et il n'avait pas dormi la première nuit, un peu plus la nuit suivante après qu'il se soit acheté des boules quiès. Le vacarme du bar grondait sous les hurlements des clients qui se faisaient vider les gosses dans les chambres attenantes. C'était insupportable. Mais Lamarre dut se résigner. En couchant chez des femmes ordinaires, comme partout ailleurs, d'un fucking océan à l'autre. Des femmes qui l'aimaient bien, ce Frenchy with latin blood.

Lamarre s'était trouvé du boulot le lendemain de son arrivée. Il avait marché trois cents pas, était rentré dans un atelier de fabrication de caissons de bois, puis on l'avait tout de suite embauché, sans lui demander de cévé ou bien l'âge de ses parents. Le boss, Jack, un gars du Kentucky, l'avait payé tout de suite à la fin de la journée. Cent cinquante piastres. Wow! Ils étaient des gentlemen dans l'coin... C'est pas au Québec que Lamarre aurait reçu du cash à la fin de la journée... Plutôt crever de faim pendant deux semaines avant que de voir un sou noir de son employeur...

Anyway, le soir même, tout le monde le connaissait au bar. Michel Lamarre était devenu le Frenchy. Tout le monde lui offrait à boire et riait d'entendre son accent. On lui saprait de grandes claques dans le dos et les femmes roucoulaient.

-I like Frenchmen... disait l'une d'entre elles. I like Frenchmen because they eat.

Michel Lamarre était heureux de l'apprendre. Et cela fit sa fortune, en quelque sorte. Puisqu'elles se passèrent toutes le mot.

Au bout d'un mois, épuisé par le travail de jour comme de nuit, Lamarre finit par aller traîner ses pénates ailleurs, on ne sait trop où. Certains disent qu'il était retourné au Québec. D'autres prétendent qu'il vit à Vancouver.

Les femmes comme les hommes parlent encore de lui avec une certaine tendresse, comme quoi les Frenchmen ne sont pas tous des fucking crybabies.

Quand on lui demandait «Da ya think Quebec would separate from Canada?» Frenchy leur répondait tous «I'm not an ant in an ant-hill. I'm free. Keep on rockin' in a free world tabarnak!» Et les autres riaient en répétant «ta-beur-nak!» C'était drôle de dire «ta-beur-nak!» avec Michel Lamarre the Frenchman. Très drôle. Oh yeah!

1 commentaire:

  1. Bin heureusement qu'il a fichu le camp, l'pauv'gars, j'donnais pas cher de sa peau à l'arrivée !
    C'est très moral, dans le fond, comme conte....:)

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