vendredi 6 février 2009

L'ACTE SURRÉALISTE LE PLUS SIMPLE


Il y avait des tas de livres dans le bureau de Roland Gratton. Son bureau était déjà minuscule. Il n'en était que plus petit avec tous ces livres de philosophie, ces romans et ces livres d'art qui grimpaient jusqu'au plafond pour retomber comme une lourde vague, au sol. Une vague de mots et d'images qui laissait à peine un étroit corridor où poser les pieds. Sacré Gratton!

Comme si ce n'était pas déjà trop petit, il fallait aussi que Gratton soit énorme. Cette boule de graisse adipeuse devait se frayer un chemin parmi les livres pour finalement choir son gros cul sur une chaise trop petite pour lui et manifestement inconfortable. Ce qui faisait suer Gratton. Gratton qui s'épongeait le front tout ce temps où il palabrait sur tout et surtout sur rien. Il n'y a que lui qui pouvait vous parler des mérites de telle ou telle traduction d'un obscur auteur de l'antiquité tardive, Philon d'Alexandrie par exemple, ou bien vous raconter en détails l'histoire d'une quelconque bande de troglodytes.

Ce jour-là, Gratton était dans le garde-robe sans fenêtre que l'université lui accordait à titre de bureau. Il épluchait ses livres, comme d'habitude, tout en recevant un étudiant venu interrompre sa lecture pour lui parler de son projet pour sa thèse de maîtrise. L'étudiant s'appelait Alain Grenon. Il devait avoir vingt-quatre ans. Une petite barbichette au menton. Des lunettes rondes. Un béret avec une étoile rouge. Gratton, anti-communiste notoire et militant d'Amnesty International, n'attirait visiblement que des gogos totalitaires alors qu'il passait tous ses cours à défendre les droits de la personne avec une passion inégalable.

-C'est mon karma de n'attirer que des imbéciles! se disait Gratton en lui-même. Ils sont jeunes... Ils croient que la justice passe par l'injustice, que la fin justifie tous les moyens, que l'on ne fait pas d'omelette sans casser les oeufs... Et comme dirait Panaït Istrati, on ne voit jamais d'omelette tout au bout, juste les oeufs cassés... Ah! Et il faudrait que je m'épuise tout le temps à répéter les mêmes choses à tous ces étudiants tentés par l'une ou l'autre forme de totalitarisme: nationalisme, collectivisme, communisme, fascisme... Comme il est difficile de se trouver soi-même, de se connaître soi-même et de s'affirmer soi-même!

-...et j'ai pensé que... he... Vous avez entendu ce que je viens de dire? demanda Grenon, fort poliment.

-Excusez-moi! répondit Gratton en sortant de sa torpeur. Je viens de vivre un moment de contemplation. Il m'arrive d'être dans la lune. Je m'en excuse... Alors vous parliez de votre projet pour votre thèse de maîtrise n'est-ce pas?

-Oui... Et cela partirait d'une citation de André Breton, vous savez... Ce dont vous parliez dans votre cours sur l'esthétique... Le second manifeste du surréalisme... «L'acte surréaliste le plus simple...»

-Ah oui!
« L'acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule. » Oui. Oui. Cette fameuse formule de André Breton, tant décriée par ailleurs. Une formule qui, par ailleurs, ne serait pas étrangère à L'Étranger de Albert Camus, si je peux me permettre l'expression. L'Étranger, un type qui tue quelqu'un sur la plage juste parce que le soleil lui pique les yeux...

-Oui... Justement... Et...

Comme ils disaient cela, la porte du garde-robe professoral s'ouvrit subitement pour laisser entrevoir la silouhette d'un gus au regard halluciné qui déchargea le contenu de sa mitraillette dans la chair des deux philosophes. Cela ne dura que dix interminables secondes. Puis des coups de feu se firent entendre plus loin, dix autres interminables secondes. Puis encore plus loin...


Il y avait eu trente-neuf victimes. Vingt-deux morts et dix-sept blessés.


Le gus à la mitraillette s'appelait Luc Cayouette. Moyen en tout, ni beau, ni laid.

Il n'avait laissé aucune raison pour expliquer son geste. Il avait commis l'acte surréaliste le plus simple et raccourcit la vie de deux érudits qui préféraient la théorie à la pratique.

C'est bien pour dire, hein?

3 commentaires:

  1. le genre de truc qui arrive toujours quand on s'y attend le moins. en même temps, si plus rien n'était surprenant, on s'ennuirait ferme. baudelaire avait raison.
    il faudrait que j'ailles m'excuser auprès de mon psychiatre, et après, qu'on en parle d'égal à égal, pour une fois. sans faux-semblants.

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  2. Le tueur devait être misandre.

    Il faudrait faire un film là-dessus...

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  3. Bon. je vais aller m'investir dans quelque chose de plus constructif, si dieu m'en laisse le temps, ou les hommes. je reçois de plus en plus fréquemment des décharges électriques au niveau de la tempe gauche quand je me connecte. Iggy Pop disait que la proximité des amplis électrique, tout au long de sa carrière, avaient fini par modifier son métabolisme. les quelques mois que j'avais passé à l'écart d'internet et de toutes sources électriques il y a de celà quelques années déjà, m'avaient rendu peu à peu plus apte à marcher, penser, parler, vivre, être avec des gens, percevoir un sens dans l'existence. depuis dix ans, j'ai passé beaucoup plus de temps couché que debout, et celà, sans compter les heures de sommeil. bipède à station horizontale. tout celà en buvant, fumant comme un pompier, mangeant du valium, regardant des films, écoutant de la musique, me masturbant, essayant de lire, mais n'y arrivant qu'avec beaucoup d'efforts et ne retenant pratiquement rien. dix ans. on dira plutôt huit.
    au revoir. et bonne continuation.

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