dimanche 15 juin 2008

RENCONTRE AVEC UN GRIZZLI


«Si tu as faim dans la forêt, suis un ours.» Difficile de dire si ce proverbe autochtone était suivi à la lettre. Surtout au printemps, quand les ours ont faim. Prenons-le donc au figuré. L'ours est omnivore et ses empreintes dans le sol nous conduisent vers tout ce qu'un homme pourrait aussi manger.

Suivriez-vous les empreintes d'un ours, en forêt, juste pour le plaisir de le surprendre en train de manger des bleuets ou du rat mort? Pas sûr...

Cela dit, je n'ai personnellement pas besoin de suivre les ours dans les bois. Ce sont eux qui viennent vers moi, malheureusement. C'est mon animal-totem j'imagine et je dois apprendre à vivre avec. Peut-être que les ours me suivent pour que je les mène vers quelque chose à manger...

Rencontre avec un grizzli

Le temps devient frais dès la mi-août au Yukon. Il peut commencer à y avoir du gel au sol la nuit. C'est ce moment que j'avais choisi pour revenir au Québec afin de rallonger mon été de quelques semaines supplémentaires.


J'étais avec Eddy, un ingénieur albertain dans la vingtaine, d'ascendance ukrainienne. Eddy était de stature moyenne. Blond comme un Slave et fumeur de ganja, il portait des fonds de bouteille en guise de lunettes, comme si ses yeux étaient forgés pour les opérations mathématiques trop compliquées. C'était un chic type qui ne se plaignait jamais et n'avait jamais froid aux yeux. Le partenaire idéal pour apprécier la nature sans se faire emmerder par des considérations oiseuses sur l'argent, l'économie, l'informatique, etc.

J'étais donc heureux de faire ce trajet avec Eddy.

Nous étions partis de Whitehorse tôt le matin pour emprunter The Alaska Highway à bord de son jeep dans lequel nous écoutions CCR ou bien les Traveling Wilburys . J'irais jusqu'à Edmonton avec Eddy. Ensuite, je me débrouillerais pour revenir sur le pouce, d'Edmonton à Montréal.

Nous nous sommes arrêtés à la croisée de la Prophet River pour y passer la nuit. Il restait encore quelques heures de clarté, le soleil ne se couchant pas avant minuit à ce temps-là de l'année. Après avoir dressé nos tentes sur le bord de la rivière, je suis allé du côté du sous-bois pour y ramasser un peu de bois mort pour faire un feu.
Fouillant parmi le bois mort, je suis tombé à ma grande surprise sur une carcasse de grizzli qui devait être là depuis quelques mois, sinon quelques années. Il ne restait que la fourrure et les os, dont les griffes. Sans réfléchir, j'ai ramassé ces griffes qui devaient bien faire une dizaine de centimètres chacune d'entre elles. «Tiens, je ferai un collier...» que je me suis dit en moi-même, naïvement.
Je suis revenu vers Eddy et notre campement de fortune pour ramener le bois mort et lui montrer ma découverte. Bon prince, je lui ai laissé la moitié des griffes que j'avais trouvées.
-Take it, man. This is for you.
-Really? Thanks man. I'm gonna make a necklace or a kind of what-do-we-call-it...
J'ai parti le feu: de la mousse, de la brindille puis de la plus grosse brindille, des branches, un vieux tronc pourri, en prenant toujours bien soin de l'alimenter en oxygène. Et voilà: le feu était vivant. Il n'y avait plus qu'à cuisiner.
J'ai déposé ma bonne vieille gamelle sur une pierre pour y faire bouillir l'eau dans laquelle j'entendais cuire des macaronis. On tenterait bien de pêcher, un peu plus tard, mais au cas où il n'y aurait pas de poissons, nous pourrions toujours nous rabattre sur le Kraft Dinner, qui tient lieu de pemmican pour l'homme des bois moderne.
Assis près du feu, attendant que l'eau bout, nous parlions entre autres de ma découverte.
Comme je manipulais les griffes d'ours, je fus subitement surpris par un drôle de bruit provenant du sous-bois, à quelques dizaines de mètres d'où nous nous trouvions. Le drôle de bruit est rapidement devenu une apparition pas drôle du tout. Un énorme grizzli est sorti du bois, surpris lui aussi, mais pas tant que ça. Ses yeux me regardaient nonchalamment. Et franchement, j'ai eu peur.
Eddy, manifestement, n'avait encore rien vu.
-Hey man! lui dis-je en murmurant, there's a bear...
-Oh yeah? s'excita-t-il. A beer? I want a beer!
-Not a beer... a beer... b-e-a-r, a beer!
Voyant l'effroi sur mon visage, il s'est retourné du côté où se perdait mon regard puis il a figé raide.
-Oh man! It's a grizzly bear! It's not a beer!
Je dois avouer que je parle l'anglais avec un accent français qui peut me jouer bien des tours. quand un grizzli tombe dans mon champ de vision. Bear se prononce bère, comme dans plaire. Je prononçais bire, ce qui signifier plutôt bière, donc beer. D'où la confusion.
-Holy shit! It's not the time to learn your English... it's a big fuckin' grizzly bear!
-I know, Eddy, but what could we do?
Le grizzli restait là à nous observer sans broncher. Je ne le quittais pas de l'oeil, prêt à lui lancer du feu à mains nues s'il fallait qu'il s'approche. Néanmoins, il ne s'approchait pas et nous ne pouvions pas passer la nuit à le regarder...
-Some says that we must make some noise to afraid a b... e... a... r...
J'ai pointé les chaudrons. Eddy a compris sans que je n'aie à épeler l'action. Pris de panique, nous nous sommes mis à cogner les chaudrons ensemble, gueulant comme des gorilles pour faire fuire le grizzli. Il nous a regardé du coin de l'oeil puis, lentement, il s'est enfoncé dans la forêt, comme s'il se foutait totalement de nous.
Cinq minutes plus tard, nous défaisions nos tentes et remontions à toute vitesse vers la jeep stationnée près de la route. Eddy a démarré le moteur et est parti en trombe de ce lieu qui nous faisait encore trembler comme des feuilles. Nous avions eu une bonne frousse, mais nous étions toujours en vie. Nous pouvions donc rire aux éclats, pour faire redescendre le stress et remercier la vie de ne pas avoir voulu que nous finissions entre les mâchoires d'un mastodonte de plusieurs centaines de kilos qui faisait au moins trois fois mon poids, ce qui est beaucoup quand on me connaît.
Il n'était plus question de dormir sur la rive de la Phophet River, près d'un cimetière de grizzlis. Nous avons balancé les griffes de l'ours mort par la fenêtre. Fuck le collier et les babioles. Désormais, je ne profanerais plus jamais un cadavre de grizzli.
Comme disent les Autochtones, en parlant de l'ours, je laisserais désormais grand-père tranquille...


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