jeudi 10 août 2017

Chirico

Chirico, La conquête des philosophes, 1914
Il y avait quelque chose qui rappelait Chirico dans ses toiles. Quelque chose comme la solitude qui s'exprimait par des lignes simples et une absence de personnages. Nous qui étions ses amis ne manquions pas d'y voir l'expression de son âme parfois absente et souvent tourmentée. Quant à lui, il y voyait plutôt un passeport pour sortir de la misère.

Il préparait une exposition depuis trois mois. Une exposition qui aurait lieu dans une buanderie. Et il espérait beaucoup de cette exposition pour pouvoir payer son loyer et s'acheter des cigarettes. Il croyait que ce serait le début d'une nouvelle carrière. Que tous les clients de la buanderie décideraient d'un commun accord qu'il méritait plus que tout autre de vivre de son art.

Il se faisait des scénarios où il parcourait tous les continents avec ses toiles à la Chirico sous le bras. Ses petits formats ne se vendaient plus 20$, mais 2000$. Et tout le monde se les arrachait comme des petits pains chauds, évidemment.

Vint le jour de son vernissage à la buanderie.

Quelques amis y étaient, mais pas tous.

Ceux qui y étaient lui achetèrent tous une toile à 20$. En fait, il n'y en avait qu'un seul parmi les quatre qui s'y trouvaient qui avait 20$ sur lui. Les autres étaient cassés comme des clous et demandaient même à Chirico s'il n'avait pas un paquet de cigarettes à leur donner.

-Ouin... Vous m'coûtez cher... J'perds déjà mon profit...

Il en vint heureusement deux autres, un peu plus fortunés, qui en achetèrent pour 100$.

Ça lui faisait 120$. On était encore loin des 1000$ qu'il comptait faire en vendant toutes les toiles de cette exposition, mais bon, ce n'était qu'un début.

L'artiste prit ensuite l'habitude d'appeler à tous les jours à la buanderie pour savoir si l'une de ses oeuvres avait été vendue.

Au bout d'une semaine, la propriétaire de la buanderie lui signifia plutôt fermement qu'elle se chargerait de communiquer avec lui si l'une de ses oeuvres était vendue.

-Ça sert à rien d'appeler à tous les jours... On va te rappeler Chirico...

Les jours passèrent. Tant et si bien qu'il lui fallut décrocher ses toiles.

Chirico était au désespoir. Il n'irait pas chier loin avec 120$. D'autant plus qu'il avait tout dépensé en moins de vingt-quatre heures.

Ses pinceaux avaient séché. Il ne trouvait ni le goût ni l'inspiration pour peindre. Tout lui semblait indifférent, sinon cruel.

On ne le laisserait donc pas vivre en artiste, c'est-à-dire vivre de son art.

Il continua pourtant de peindre, au bout d'un temps, mais ses oeuvres devinrent encore plus étranges. On n'avait plus affaire à Chirico mais à des expressionnistes allemands.

La rôtisserie du coin, Pépère Barbecue, où il achetait sa poutine quand ses moyens le permettaient, lui proposa d'exposer ses toiles sur un mur vide de leur salle à manger. Une salle à manger plutôt étroite, d'ailleurs, et qui ne comportait qu'une vieille table à pique-nique avec une distributrice de boissons gazeuses.

Or, personne ne vint au vernissage qu'il fit chez Pépère Barbecue.

Pas même ses amis.

Chirico les attendit tout l'après-midi, tout fin seul, assis sur la table de pique-nique.

Puis il repartit, la tête basse, sous le regard dubitatif de Marcel, le propriétaire, qui se demandait si c'était une bonne idée que de faire fuir les clients avec des portraits rudimentaires de gens torturés qui semblaient pleurer toutes les larmes de leur corps.

Chirico constata avec regret qu'il avait dépensé plus de 100$ pour cette exposition qui ne lui rapportait rien. Un 100$ qu'il aurait pu investir ailleurs. Sur des paquets de cigarettes par exemple.

Il appela tous les jours Pépère Barbecue pour savoir si un client était passé pour lui acheter une toile.

Marcel, le propriétaire de Pépère Barbecue, en eut bientôt assez.

-Viens chercher tes toiles... Faut que je r'peinture le mur.

-Tu m'avais dit que l'exposition durerait jusqu'à la fin du mois...

-Ouin bin j'ai changé d'idée. Faut que je r'peinture le mur.

Chirico ramena ses peintures, le coeur lourd et l'âme contrite.

Puis on n'entendit plus parler de lui.

Et il alla se pendre dans le bois.